La vérité dans la relation interpersonnelle
Je me focaliserai sur la vérité de la re-connaissance de l'autre (le tiret est intentionnel), sa possibilité et ce qui s'oppose à elle. Je me référerai à la neuropsychologie qui découvre les soubassements cérébraux de cette connaissance et à la psychanalyse dont la pratique familiarise avec cet angle de vue sur la question de la vérité.
« Louise est-elle soumise ou possessive ? Est-elle égoïste ou généreuse ? Est-elle victime de sa mauvaise santé ou bien la faiblesse de son cœur est-elle une source de force, l'arme ultime à laquelle personne ne peut échapper ? (Simulation inconsciente ou vraie maladie ?).
Je ne pourrai jamais comprendre pourquoi Louise se soucie tellement de moi, déclare le narrateur. Elle ne m'aimait pas et derrière mon dos elle perdait rarement l'occasion de dire du mal de moi… elle pensait que j'étais un type vulgaire, cynique et brutal. Je me demande pourquoi elle ne m'a pas laissé tomber. Depuis 25 ans elle ne me laissait jamais seul longtemps et m'invitait constamment à déjeuner… Je pense avoir découvert son motif. Elle avait la désagréable impression que je ne croyais pas en elle ; et c'est pourquoi elle ne m'aimait pas mais c'est aussi pourquoi elle cherchait ma compagnie. Peut-être avait-elle le pressentiment que je voyais la figure derrière le masque et que le fait que j'étais le seul à résister (à ses tentatives de me convaincre) annonçait qu'un jour ou l'autre moi aussi je prendrais le simulacre pour la face véritable. » 1
Le substrat cérébral de la compréhension d'autrui
Ce bref passage d'une nouvelle de S. Maugham illustre avec avance la découverte majeure des neuropsychologues : « Chaque sujet utilise les mêmes sous-systèmes cérébraux pour engager un comportement, l'imaginer seulement et le reconnaître chez autrui. » (Cerveau à tous les niveaux, Montréal). Ce sont les mêmes groupes de neurones (en particulier plusieurs types de neurones "miroir") et les mêmes réseaux reliant ces groupes qui manifestent une activité particulière sous l'appareil d'imagerie cérébrale (IRMf, PET…) quelle que soit la personne qui observe et celle qui est regardée ou écoutée. Cette activité des mêmes noyaux du cerveau permet à chacun de se rendre compte de ce que l'autre personne ressent et peut-être pense, en pouvant imiter ses mimiques verbales et ses gestes, simplement en représentations internes, et ainsi comprendre ses actions et se faire une idée de ses projets immédiats ou même à long terme. La plupart des processus nerveux et psychologiques qui conduisent à ces "conclusions" ne sont pas conscients, ils se déroulent à l'échelle de la milliseconde, tellement vite qu'habituellement nous croyons à des intuitions que nous tenons pour vraies.
Ce processus cérébral débute dès le sixième mois de la grossesse : le fœtus suit le doigt qui presse sur lui à travers la peau du ventre de sa mère, il enregistre les sons émis par l'entourage de celle-ci, il commence à lier ces sensations avec des émotions comme l'angoisse et développe les rudiments de ses mémoires.
On parle des mémoires : en effet comme rien n'est simple, la mémorisation de nos perceptions et des représentations qu'elles ont engendrées est conditionnée par les émotions qu'elles ont éveillées. Ces émotions font le lien avec le passé et en déterminent la signification et la force actuelles en après coup. De plus les enregistrements qui stabilisent nos souvenirs sont fragmentés par leurs origines, les divers organes des sens, et la destination cérébrale différente de chacun de ces fragments, d'où le pluriel "les mémoires". Tout rappel d'un souvenir exige une reconstruction qui remet ensemble ces fragments de façon approximative, certains des neurones concernés ayant été recrutés pour une autre tâche entre temps. Aucun souvenir ne dit donc jamais la vérité si l'on entend par là l'exactitude dans tous ses détails et dans le contexte local et émotionnel où il se trouvait au moment où ce qu'il raconte a été vécu. Ainsi même si le câblage initial des grands réseaux nerveux est le même pour tous (fixité) les associations entre les réseaux nerveux sont différentes selon chaque personne ; elles se multiplient et se modifient tout au long de la vie (plasticité).
Souvenir et capacité d'anticipation
Ce que l'on appelle "expérience" est le résultat des liens qui s'établissent au fil du temps entre les caractéristiques d'un objet d'investissement et le sujet qui le perçoit. Objet signifie : jeté devant, et investissement décrit l'importance affective que cet objet prend pour le sujet ainsi que les moyens qu'il peut utiliser pour le satisfaire, le conquérir ou le faire disparaître.
À chaque nouvelle rencontre ou confrontation ces liens se renforcent au point qu'il suffit de la perception d'une des caractéristiques de cet objet pour déclencher tout l'enchaînement des représentations et des émotions qu'ils ont provoquées. ("Allo… Oscar !, j'ai tout de suite reconnu ta voix, tu as l'air en forme, je suis heureux de t'entendre !" ou " il a le faciès un peu foncé… "). Ces deux caractéristiques, le son de la voix ou la forme approximative de son visage suffisent pour croire re-connaître l'interlocuteur et pour éveiller un sentiment précis. Il y a une supposition, une anticipation en effet, au début d'une conversation. Cette anticipation va guider plus ou moins clairement la relation entre les deux interlocuteurs.
Le bébé naît donc avec les sous-systèmes cérébraux qui vont lui permettre d'entrer en relation avec ceux qui l'accueillent, mais la tension entre la fixité et la plasticité lui impose de sortir progressivement de l'indistinction entre lui-même et cet entourage proche. On suit cette évolution en particulier à propos de sa réaction à sa propre image devant le miroir.
« Au premier stade du miroir l'enfant prend son image pour quelqu'un d'autre. Pour que l'enfant reconnaisse son image dans le miroir, il lui faut apprendre qu'il peut y avoir un point de vue différent pris sur cette image comme le regard de la mère dans ce même miroir par exemple.… Le sentiment de son unité qu'il acquiert ainsi implique la séparation des autres ». (Diana Caine dans son article Reflecting on Mirror Self-misrecognition. Neuro Psychanalysis Journal -2009-2, pp.211-226.)
La séparation est une nécessité pour s'approcher de sa propre vérité même si cette approche nécessite, elle-même, la présence des autres. L'enfant doit comprendre non seulement que le corps vu et le corps ressenti est un seul corps mais aussi que l'image qu'il voit de son corps est celle que les autres voient, son apparence, ce qu'il leur présente.
Sans une capacité suffisante d'aller et retour entre contact et retrait une perturbation du seuil perceptif entre intérieur et extérieur peut provoquer une distorsion de la perception des limites de soi-même. Une confusion partielle entre soi-même et l'autre en résulte qui peut affecter le discernement entre ce que l'autre pense et agit d'une part, et les associations que réveille le contact avec lui. Le monde des représentations imaginaires et des affects qu'elles déclenchent imprègnent la pensée ; l'imaginaire permet de mettre en images ce que l'autre ressent mais aussi ce que ces images tendent à faire anticiper de l'autre par référence à soi-même.
S'il est vrai que, d'un point de vue biologique et évolutionniste, "la mémoire du passé" est faite pour prévenir le retour des erreurs passées qui nous ont affaiblis et préparer des lendemains plus vivables, notre psychologie humaine reste sous la dépendance d'anticipations imprégnées par les traumatismes inévitables de notre venue au monde qui nous mettent sur le "qui vive" même et surtout si leur souvenir est devenu inconscient.
Ainsi une opposition durable à la vérité peut résulter d'une longue soumission à un milieu familial très perturbé qui produit chez l'enfant un clivage très solide entre le réseau des relations intérieur au groupe des proches et la relation à autrui, "l'étranger". Le monde extérieur est jaugé selon les critères préétablis par la "mentalité familiale". Il en va de même pour la "mentalité de groupe " qui provoque souvent des réactions en tout ou rien qui entravent cette activité de reconnaissance de l'autre que l'on appelle l'empathie, mot à mot "la capacité de souffrir" de ce que l'autre endure.
Louise, instinctivement, tentait d'éveiller cette empathie chez son "ami" en produisant des symptômes très inquiétants destinés à l'émouvoir et à prendre le contrôle de son jugement. Cette stratégie de perversion de l'empathie a été reconnue par son interlocuteur… qui acceptait ses invitations sans se laisser "avoir" !!
L'attrait souvent inconscient de la répétition : intuition juste se pervertissant en emprise sadique
Nous connaissons tous des séducteurs en série, "des hommes à femmes" (j'ai entendu aussi la complémentaire : "les coureuses de caleçons"). L'observation attentive et la clinique psychothérapique nous permettent de discerner un de leurs trajets : le séducteur est d'abord lui-même séduit par la détresse de la femme, détresse qu'il perçoit ou imagine ou amplifie dans son désir de se retrouver dans une situation de tension en se voulant le sauveur. Notons qu’il y a toujours dans les parages un troisième personnage, homme ou femme, dont la présence crée un arrière-fond homosexuel : il fait partie du réseau de relations qui fournit des co-excitations lesquelles renforcent la pulsion sexuelle, souvent déficiente chez ces personnes malgré les apparences (dans notre exemple, le narrateur est ce tiers que Louise ne veut pas lâcher…)
Le séducteur exerce un attrait sur cette femme qui peut se résumer ainsi : « Je comprends ta souffrance et je vais avec tout mon être y remédier, je comprends tellement ce que tu ressens… nous retrouverons ensemble l'unité originelle : nous ne serons qu'un ». Il lui offre de l'attention, de la tendresse, lui fait partager ses émotions, ses découvertes intellectuelles jusqu'à ce qu'elle soit attirée à son tour et tombe sous son emprise ; il en devient alors amoureux et commence à se rendre insupportable par des attaques incessantes. Pourquoi punit-il celle qui lui a offert son regard, sa présence et l'expression de sa nostalgie qu'il a perçue grâce à son système de neurones miroirs et à sa propre expérience ? Il renforce ainsi son excitation sexuelle qui est fragile au départ tout en lui faisant peur par sa force désorganisante : le besoin de maîtriser cette énergie le pousse à exercer une emprise sur la femme. Il devient sadique, il remplace le plaisir sexuel par la jouissance dominatrice. Il se rend invivable jusqu'à ce que ce soit sa conquête qui décide la séparation. Ainsi il peut se raconter qu'il est abandonné par une femme "méchante", celle de son fantasme inconscient. Il arrive, parfois, qu’après être partie la femme parvienne à se rétablir dans son moi véritable et qu'il s'aperçoive qu'elle peut vivre sans lui ; il est alors blessé même s'il est déjà très attiré par une autre femme dont il perçoit, en lui-même, la détresse : il va répéter ce parcours ! La répétition dispense de la création ; elle fait prendre au sujet le masque qu'il va mettre sur l'objet apparent de son désir.
L'arme de Louise dont parle le narrateur au début du texte apparaît d'abord comme une pulsion masochiste : elle est très malade et personne ne veut le reconnaître. Quand on lui rappelle qu'elle a été une infirmière très compétente, active et dure à la fatigue pendant la guerre, cette remarque la "blesse" ! Elle avait une fille sur laquelle elle exerçait une emprise par le même stratagème (même si les rôles paraissent, au début, inversés) : lui faire croire qu'elle, sa mère, ne pouvait pas se passer de ses soins (séduction narcissique) : « Tu es tellement bonne et efficace » lui dit elle souvent. Elle pousse même sa fille à se séparer d'elle comme doit le faire une "bonne mère" ! Elle l'incite à se marier (« Vous voyez que je ne veux que son bonheur » disait elle au narrateur). On appelle cette main mise "l'injonction paradoxale" : elle consiste à prétendre en paroles vouloir le bien de l'autre en lui exprimant un désir très fort, tout en lui enlevant, par des comportements ambigus, la possibilité de répondre à ce désir. La fille de Louise croira faire le bonheur de sa mère en se mariant avec bonheur et au moment de la cérémonie Louise fera une crise cardiaque "pour de vrai" ! Elle en mourra ! Ses deux maris avaient succombé d'épuisement…
Louise se cachait à elle-même sa détresse véritable. Elle ne voulait pas la ressentir, même si elle ne pouvait pas oublier tout à fait son origine que Maugham laisse dans l'ombre. Paradoxalement, sa stratégie consistait à en faire le simulacre en exposant une fausse faiblesse, la maladie de cœur. Pour maintenir cette fiction d'abord à ses propres yeux, il lui fallait tenter, répétitivement, de convaincre un homme qui ne la croyait pas ; s'il l'avait crue, ce troisième personnage, il est vraisemblable qu'elle l'aurait laissé tomber car elle avait besoin de ce combat pour survivre à sa pulsion de mort.
Déjà les anciens grecs avaient saisi ce paradoxe de la vérité qui se dit aléthès en grec : ce mot est composé avec le a privatif et léthès, létal, qui provoque la mort, en français. Aléthès, la vérité, signifie littéralement qui n'est pas létal, qui ne provoque pas la mort, mais aussi : "le non caché et le non oublié" !
Ainsi l'être humain est capable de percevoir ce qu'exprime le visage et le comportement d'autrui mais des traumatismes lors de certains événements lui ayant fait faire l'expérience répétée de la détresse physique et/ou psychique au cours de certaines relations, il est amené parfois à se cacher, sans même le vouloir et le savoir, en gardant une certaine ambiguïté.
Maurice Netter
Psychanalyste
1 – Somerset Maugham (1951), LOUISE, in The Escape, Livre de Poche, col. Lire en anglais, n° 8603, pp. 86-102