La tentation de s’identifier au Bien
Emmanuel Levinas écrivait que « toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme » 1. En ces temps de campagne électorale trop souvent en quête de boucs émissaires pour expliquer ce qui va mal, ce propos me paraît d’une grande actualité.
La tentation de diaboliser l’autre, pour extérioriser le mal que l’on porte en soi, constitue le risque majeur de toute politique qui se veut généreuse. La pensée binaire qui divise le monde en bien et mal, en vrai et faux, en vice et vertu reste une pensée infantile incapable d’assumer la complexité et l’ambiguïté de l’être humain. S’il est important, au plan intellectuel, de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, on tombe dans la confusion mentale et la violence aveugle lorsque l’on prétend classer les êtres humains au nom de ces valeurs, méconnaissant ainsi que chacun est porteur de la possibilité du meilleur et du pire.
Dans son ouvrage Vie et Destin, qui constitue une des meilleures analyses des totalitarismes du XXe siècle, Vassili Grosman écrit : « Là ou se lève l’aube du Bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule ». Commentant ces propos, l’historien et philosophe Tzvetan Todorov écrit : « Les victimes de la tentation du Bien sont infiniment plus nombreuses que celles de la tentation du mal. C’est pourquoi Grossman recommandait de cultiver la bonté plutôt que le Bien, de se soucier des individus au lieu des abstractions. (…) Les idéaux admirables ne suffisent pas à assurer le bonheur de l’humanité » 2.
En quoi cet idéal, « faire le Bien », à priori noble, est-il si dangereux ? Parce qu’il repose, le plus souvent, sur une répartition manichéenne du monde entre le Bien et le Mal, au lieu d’admettre que chacun d’entre nous porte à la fois les deux tentations, celle du Bien et celle du Mal.
Dès lors, combattre pour le Bien, c’est trop souvent combattre l’autre au lieu de lutter d’abord contre ce qui, chez soi-même, est porteur du Mal que l’on dénonce si facilement chez autrui. La vie quotidienne fournirait mille exemples de notre incapacité d’assumer notre propre complexité et nos complicités avec ce que nous dénonçons. Combien de fois, par exemple, dans des discussions spontanées de bistrot nous découvrons que la sympathie avec notre voisin passe plus facilement lorsque nous découvrons que nous pouvons dénoncer ensemble un adversaire commun.
La politique n’est pas la continuité du jeu d’enfant du gendarme et du voleur. Certes, il y a des voleurs et il faut des gendarmes. Mais l’humanité a progressé le jour où elle a commencé à juger le voleur en examinant son action dans le cadre de son histoire et de son conditionnement et à admettre que le gendarme n’avait pas tous les droits parce qu’il était le plus fort et investi de l’autorité publique.
Le philosophe Léon Brunschvicg notait qu’après avoir prêché la morale il reste dans l’âme un parfum très fort et très artificiel, comme les parfums à bon marché. L’Évangile ne cesse de critiquer cette tentation de l’homme de se faire le juge de l’autre.
En cela il nous éloigne des pensées et de morales « bon marché » pour nous rappeler sans cesse, avec l’évangéliste Jean : Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », et qu’il hait son frère, c’est un menteur 3.
Bernard Ginisty
1 – Emmanuel Levinas : L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Éditions de Minuit, 1986, page 98
2 – Tzvetan Todorov, Le Nouveau Désordre mondial, Réflexions d’un Européen, Éditions Robert Laffont, 2003, pages 42-4
3 – 1e Épître de Jean 4,20