La surprise de Dieu devant le mal

Publié le par G&S

Extraits du livre d'Adolphe Gesché1
Dieu pour penser - Le mal
Éditions du Cerf 1993, p.47-57

À ouvrir les textes fondateurs (il nous faut y revenir), le mal surgit essentiellement comme ce qui n'a pas été prévu. Comme une surprise. Tel est peut-être, mais très exactement, le dit ou le non-dit de ces grands récits d'origine. Sans doute, pour les bien entendre, faut-il taire ici, un instant, nos réflexes de théologiens et de philosophes sur la permission du mal. Pour la Genèse, à en rester au texte et donc à une lecture herméneutique, le mal est ce qui n'a pas été prévu. Dans le récit de la création, non seulement le mal n'est pas créé, mais on n'en parle pas : il n'appartient pas au plan, à l'idée de la création. Cela signifie que le mal est dépourvu de sens. Qu'il est, pour la théologie de la création, un irrationnel absolu. Tel est sans doute le premier geste théologique à propos du mal : prononcer qu'il est un irrationnel puisqu'il n'a rien à voir avec le dessein envisagé. Dans le plan de la création, le mal n'a aucune place, il n'en est question d'aucune manière.

Dieu-pour-penser-le-mal-Gesche.jpgLe mal est là cependant. Après la création – et c'est le second geste théologique – le récit en constate l'apparition et le fait. Cela vient de quelque part, et la Genèse ne se dérobe pas à cette constatation. Mais ce mal qui survient est désigné comme venant d'un inconnu, le démon-serpent, seul responsable-coupable de ce point de vue. La responsabilité de ce mal qui n'appartient pas au dessein de la création se situe de ce coté-là et n'a pas, en ce premier instant et en première instance, à être cherché du côté de Dieu, ni du côté de l'homme. Ce déplacement est capital. Il se doit d'être largement exposé.

Le surgissement du mal n'a pas à être cherché du côté de Dieu. « Que se passe-t-il ? », pourrait-on familièrement traduire en relisant ces textes, qui font songer à l'irruption d'un mauvais coup inattendu. Que l'on songe au récit du déluge, où Dieu se « repent » de ce qu'il a fait. Dans le récit de Sodome et Gomorrhe, il demande à Abraham s'il est vrai l'incroyable bruit d'infamie qui est monté jusqu'à lui. Au Jardin d'Éden, Dieu n'est pas le Zeus de Prométhée, dont l'aigle espion a tout vu : « Adam où est-tu ? », « Ève, qu'as-tu fait ? ». Lors de l'épisode de la tour de Babel, Dieu descend pour voir et s'étonne que « la première œuvre des hommes » soit celle-là. Tout se passe comme si, scandalisé, Dieu voulait au plus vite tout effacer. […]

Dans ces récits fondateurs, l'apparition première du mal n'est pas davantage recherchée du côté de l'homme. Le mal – toujours représenté par la figure énigmatique du serpent surgissant tout à coup, venant on ne sait d'où dans un plan qui ne le prévoyait pas – prend l'homme par surprise, en ennemi. « Or le serpent... » ; le mot hébreu traduit en français par cette conjonction exprime la soudaineté d'un imprévu : tout le monde a été surpris. Certes l'homme y consent, mais le mal le précède. Et le précède énigmatiquement (surprise) et irrationnellement (venant on ne sait d'où, hors plan). Le mal, ici encore, n'entre dans nulle logique, attente, sollicitation de l'homme (thème de la ruse et de la tentation). Il est l'Adversaire.

Qu'apprenons-nous ainsi d'entrée de jeu ? Que le problème du mal, à ce niveau premier et radical, n'est pas celui d'une culpabilité (sauf celle du serpent), ni même pour l'instant, d'une responsabilité, mais d'un accident. Le mal, si l'on peut dire, n'appartient pas à Dieu, ni à l'homme, mais au démon-serpent-énigme. Le mal n'est pas posé ou perçu en termes de responsabilité, mais d'accident et de malheur. On songe ici au mot étonnant de Sartre : « L'homme est un être à qui quelque chose est arrivé ».

De voir ainsi d'entrée de jeu le mal comme accident, comme un malheur, et qui frappe Dieu et l'homme, nous apprend beaucoup de choses. Et de le considérer, en cette première instance, dégagé d'une trop immédiate approche par voie de pure et simple culpabilité, nous libère déjà de quelques crispations. […]

Le thème de la surprise du mal nous éclaire sur un dernier aspect, celui du péché de l'homme, qu'il ne s'agit pas finalement, bien sûr, de nier. Toujours à lire la Genèse, l'entrée de l'homme dans le mal n'a été qu'un consentement. C'est tout le thème de la tentation. Et qui revient à dire que la culpabilité (humaine) – car elle existe – n'entre en jeu que relativement tard, à un niveau second, postérieur au niveau premier et radical. C'est exprimer que la culpabilité humaine, toute réelle qu'elle soit, ne se trouve pas en position radicale et instauratrice, et qu'elle est donc, à ce niveau, relativement faible. C'est aussi, une nouvelle fois, ne pas poser tout le problème en termes de culpabilité, c'est atténuer la charge culpabilisante.

Il y a donc, dit le texte, simple consentement, c'est-à-dire, oui certes, culpabilité, mais non primo-culpabilité (cela est le fait du serpent). Il y a deutéro-culpabilité qui consiste, chez celui qui a d'abord été surpris, victime (de la tentation), à avoir consenti au mal, à avoir accepté que cet « ordre » démoniaque remplace l'ordre divin. Ce qui est certes grave (et surtout dans les résultats), mais qui indique que le péché n'est pas une perversité immanente à l'homme. Sans quoi, comme l'avait encore remarquablement noté Kant, c'est l'homme qu'il faudra appeler diabolique, ce qui ne se peut. Le mal ne vient pas de l'homme, il reste bien à cet égard le fait du seul démon (le seul mauvais foncièrement). Le mal chez l'homme, n'est qu'une adhésion à un autre, à quelque chose venant d'ailleurs et non pas de son propre fonds.

On ne saurait assez insister, je crois, sur tout ceci. Le péché, c'est-à-dire le mal que l'homme commet, est certes immense. Et précisément parce qu'il institue, de par la filature du consentement, cette tragique aversio-conversio qui le définalise. Mais ce n'est cependant jamais, de son chef, et même dans le pire des cas, qu'un consentement et non pas une invention. Je n'ai pas inventé le mal. Tel est le rejet, fût-il naïf, d'Adam et celui, fort bien vu au demeurant, d'Ève (à qui Dieu donne en grande partie raison) : ce n'est pas moi, c'est le serpent. Ève est peut-être bien, pour cela seul, le premier théologien (nous ne lui en avons pas été très reconnaissants). Elle rappelle à Dieu que l'homme n'a pas instauré le mal. Oui, j'ai consenti, mais à quelque chose qui vient d'ailleurs, non pas de moi, comme si j'étais foncièrement pervers. C'est même très exactement cela le péché : non pas le mal, mais le consentement au mal. Et telle est la seule (et certes suffisamment tragique) culpabilité de l'homme. Le péché « n'est que » péché si l'on peut dire. D'abord pour la raison qui vient d'être dite, et qui se situe en quelque sorte en amont. Ensuite parce que, en aval, le péché peut être pardonné, alors que le mal est insolvable.

Adolphe GESCHÉ
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1 - Adolphe Gesché (Bruxelles, 25 octobre 1928 – 30 novembre 2003), prêtre du diocèse de Malines et Bruxelles, docteur et maître en théologie, membre de l'Académie royale de Belgique, et professeur émérite à la Faculté de théologie de l'Université catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve, était spécialement soucieux du dialogue avec les incroyants.

Il était notamment membre de la commission « Religion et théologie » auprès du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS, Belgique), de l'Association européenne de théologie catholique (AETC, Tübingen) et de la Commission théologique internationale (CIT, Rome). Il l'est l'initiateur d'un colloque qui s'organise tous les 2 ans : http://www.uclouvain.be/colloque-gesche (source : Wikipedia).

Publié dans DOSSIER LE PECHE

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