La révolution spirituelle du « Notre Père »
Le 22 novembre prochain paraîtra une nouvelle traduction intégrale de la Bible destinée à la liturgie où figurera une version modifiée du Notre Père 1. Ce Notre Père que nous “ osons dire ”, la seule prière que le Christ ait enseignée, peut-être n'en mesurons-nous pas le caractère iconoclaste par rapport aux représentations du divin qui encombrent nos consciences.
L'adresse de cette prière commune à tous les chrétiens ignore trois expressions que l'on peut retrouver dans la piété religieuse : “ Mon Dieu ”, “ Notre Dieu ”, “ Mon Père ”. Dire “ notre Père ”, c'est congédier trois orientations spirituelles dont les dérives dans les consciences et dans l'histoire sont toujours visibles.
« Mon Dieu », soupir de l'âme accablée vers une impossible transcendance, projection imaginaire d'un surmoi divinisé, couronnement de l'odyssée solitaire d'une conscience ou secret espoir d'une révélation particulière, autant d’impasses qui font que tant de chrétiens élevés dans la religiosité du “ Mon Dieu-Bon Dieu ” se sentent peu à peu floués.
Le grand poète et mystique espagnol proclamé docteur de l’Église en 1926, Jean de la Croix, souligne le caractère non chrétien de cette voie. Commentant le premier verset de l'épître aux Hébreux, il écrit : « L'Apôtre nous donne à entendre par là que Dieu est devenu comme muet et n'a plus rien à dire, parce que ce qu’il disait auparavant en partie par les prophètes, il l'a dit totalement en donnant son Fils qui est toute sa Parole. En conséquence, celui qui maintenant voudrait interroger Dieu ou qui demanderait soit une vision, soit une révélation, non seulement commettrait une absurdité, mais ferait injure à Dieu parce qu’il cesserait de fixer les yeux sur le Christ et voudrait quelque chose d’autre et de nouveau » 2.
« Notre Dieu » évoque les identités collectives qui se sont projetées sur cette expression. L'histoire est remplie d’intolérances et parfois de massacres opérés au nom de “ notre Dieu ”. « Catholique et français toujours », disait le vieux cantique ; « Gott mit uns » (Dieu avec nous) figurait sur le ceinturon des soldats nazis ; « la grécitude, c'est l'orthodoxie », déclarait il y a quelques années le parlement grec et encore « In God we trust » proclame le roi dollar ! Ainsi Dieu peut servir à porter à l’absolu les intérêts de tel groupe ou de tel pays.
Enfin, l'expression de la prière du Christ n'est pas « mon Père », mais « notre Père ». C’est affirmer à la fois que la relation à Dieu passe par la conscience d'être fils et interdit une aristocratie de la filiation qui séparerait des « élus » de l‘ensemble de l’humanité. Affirmer l'un sans l'autre ne peut qu'être source de dérives.
Le message que le Christ transmet à Marie-Madeleine au matin de Pâques est lumineux : « Va trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » 3. Il n'est dès lors plus possible d'isoler « mon Dieu » de « notre Père ».
En christianisme, la quête spirituelle de Dieu ne saurait faire l’économie de l’engagement dans une fraternité universelle.
Bernard Ginisty
1 – La modification essentielle porte sur le fait de remplacer « Ne nous soumets pas à la
tentation » par « Ne nous laisse pas entrer en tentation »
2 – Jean de la Croix : La Montée au Carmel, livre 2, chapitre 22 in Œuvres Complètes, Éditions du Cerf, 1990, page 735
3 – Évangile de Jean 20,17