La religion universelle de l’Idole
Marie BALMARY : Le moine et la psychanalyste
Éditions Albin-Michel 2005 pages 49-51.
Extrait
De deux personnes qui se réfèrent à l’évangile de Jean, il se peut que le premier soit un inquisiteur cruel et le second François d’Assise. Allez expliquer cela. Ce qui rend les religions mortifères ce n’est pas tant leur texte que leur mode de transmission, me semble-t-il.
Vous pensez à l’abus de pouvoir des institutions ?
Je ne fais que reprendre des évidences, dit Ruth. Dès qu’une autorité s’arroge le droit de fixer un texte pour le délivrer à d’autres sans que ceux-ci puissent l’examiner, l’interpréter, la même parole qui serait pour un sujet libre une vérité vivante devient pour l’homme endoctriné une injonction de tuer ce qui pense en lui. Alors il lui devient possible de tuer l’autre, tuer celui qui dit le non que lui, l’endoctriné, n’a pas le droit de dire (…)
Je crois qu’il y a une religion universelle avec laquelle on ne compte pas assez : c’est justement celle que combattent tous les penseurs, Freud y compris. Cette religion n’a pas de nom, ou plutôt elle a tous les noms, christianisme, judaïsme ou islam, mais elle consiste aussi bien dans toute conformité absolue à un ordre, une caste, une classe. En fait, elle traverse toutes les religions et même les idéologies athées : c’est celle du dieu obscur qui demande à l’homme le sacrifice de sa pensée, le renoncement à sa conscience.
À quoi la repérez-vous cette religion ?
À ses effets de mort psychique. Il me semble qu’elle se trouve là où le Bien dont elle détiendrait la définition a fait disparaître jusqu’au désir de vérité. Je crains que la raison démocratique, scientifique, ne suffise pas pour la combattre. Pas même pour la signaler. La seule religion qui pourrait m’intéresser serait celle qui donnerait aux humains deux choses que les religions d’habitude leur retirent : la conscience de ce faux dieu et surtout l’autorité pour le mettre dehors.
Eh bien, figurez-vous, Ruth, que ce qui m’a d’abord intéressé dans la religion juive, c’est qu’elle s’est attaquée précisément à cette religion diabolique dont vous parlez, que la Bible appelle « idolâtrie ». « Quiconque dénie les idoles est un juif », j’ai lu cela quelque part. Cette dénonciation des idoles fait du judaïsme la fondation dans l’Histoire de toute religion non diabolique.
C’est-à-dire de toute religion symbolique… (…)
Cette sorte de vérité ne s’établit pas objectivement un jour, une fois pour toutes, comme les vérités scientifiques. À chaque génération, à chaque homme de la découvrir. Là, le Progrès ne marche pas. La conscience, c’est comme la naissance. Nul n’a dispensé un autre de naître par le fait que lui-même était né, n’est-ce pas ?
Extrait proposé par Bernard Ginisty
L’éditeur Albin Michel présente ainsi l’ouvrage Le moine et la psychanalyste :
Depuis son premier livre retentissant sur Freud, (L’Homme aux statues, 1979), Marie Balmary a passionné de très nombreux
lecteurs avec ses lectures psychanalytiques de la Bible, aussi éloignées des blocages dogmatiques de la religion que de ceux de la psychanalyse.
Elle choisit ici pour la première fois la voie de la parabole, s’inspirant entre autres du dialogue réel qu’elle eut avec le moine Marc-François, frère Cadet de Jacques Lacan.
Extrapolant à partir de cette rencontre, elle imagine celle d’un moine et d’une psychanalyste – juive, alors qu’elle-même ne l’est pas, et agnostique. Les deux interlocuteurs s’interpellent
mutuellement, et parfois se confrontent, au sujet de l’Église, de Jésus, et de ce Dieu demandeur de sacrifices que la psychanalyste compare à un Ogre mangeur d'âmes.
Ils évoquent aussi Mozart, Rimbaud, Montaigne au chevet de La Boétie, et inventent une parole libre, dans laquelle le verbe “croire” se passe de complément”.