La radicalité n’est pas dans le cri
La décision conjointe des autorités européennes et chypriotes d’envisager de ponctionner les comptes bancaires n’était pas seulement une technique plus ou moins habile de gestion de la crise financière ; elle touchait aux racines de l’idéologie actuellement dominante qui a fait de l’argent la base du sentiment de sécurité et du lien social, ce qui explique le refus du parlement chypriote de l’entériner.
Cet événement, loin de ne concerner qu’un petit pays de l’Union Européenne, traduit une fissure dans le socle des valeurs qui fondent nos sociétés. La perte du sentiment de sécurité conduit à des régressions sociales et politiques : rejet croissant de la croyance dans le « rêve européen », retour agressif de l’identitaire nationaliste ou religieux, rage destructrice de jeunes de banlieues sans perspectives, appel à la guerre contre ceux qui incarneraient le « mal » au nom d’un « bien » dont certains auraient le monopole.
Qui aurait dit il y a quelques années que beaucoup de grandes fortunes spéculatrices qui sont en train de déstabiliser le monde de la finance seraient le fait d’oligarques issus de deux empires modernisés par le marxisme : la Russie et la Chine ! Serait-ce cela le triomphe définitif du capitalisme, ce que l’essayiste américain Fukuyama nous annonçait être « la fin de l’histoire et le dernier homme » 1 au lendemain de la chute du mur de Berlin ?
La perte de sens dans un monde orphelin des grandes idéologies mobilisatrices conduit inévitablement aux questions « radicales » concernant nos modes de vie personnels, sociaux et politiques. On a voulu nous faire croire que la seule croissance économique dispenserait de nous interroger sur ce qui fait les racines de la vie en société. Nous étions occupés à la production et à la consommation tandis que l’État, rebaptisé État Providence, nous dispensait d’être acteur de lien social et de l’attention à autrui.
C’était oublier que l’évolution de notre monde dépend de la capacité de chaque point du réseau mondial de devenir plus conscient, plus intelligent, plus solidaire. Avant de chercher sauveur suprême, leader, programme, croissance, nous avons à inventer aujourd’hui du sens et de la convivialité là où nous vivons.
On ne peut plus prolonger indéfiniment des courbes de croissance, on ne peut plus rêver d’un accroissement sans fin d’une consommation universelle qui augmente les désastres écologiques, nous ne pouvons plus continuer de demander aux institutions et aux politiques de faire les évolutions et d’avoir les comportements responsables auxquels nous nous refusons.
Le développement des sociétés modernes n’a été possible qu’à partir du terreau d’une lente et longue éducation des peuples à quelques valeurs éthiques unanimement partagées.
La radicalité n’est pas dans le cri, l’idéologie ou la diabolisation de l’autre, mais dans le travail spirituel et politique sur nos modes de vie, nos systèmes de pensée et nos valeurs.
Bernard Ginisty
1 – Cf. Francis Fukuyama : La fin de l’histoire et le dernier homme, Éditions Flammarion, 1992