La pensée « cul-de-plomb » : un péché contre l'esprit
Le philosophe Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les "culs-de-plomb". « Être cul-de-plomb, écrit-il, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose » 1.
Le spectacle du monde que nous donne à voir chaque soir le journal télévisé risque de faire de nous des « culs-de-plomb » calés dans nos fauteuils et distribuant bons et mauvais points à ceux qui luttent et se battent. Si l’on sort de ce confort pour accueillir les multiples rencontres qu’offre toute existence, on découvre que les antagonismes fondamentaux entre le bien et le mal, le vrai et le faux, le beau et le laid n’opposent pas un être humain à un autre, une institution à une autre, une religion à une autre, mais traversent chaque être humain, chaque institution, chaque religion. On quitte alors les postures de pourfendeurs de l’erreur ou de croisés du bien dans lesquels, trop souvent, l’on se complait, pour apprendre à vivre l’ambiguïté et la complexité de toute situation humaine.
Au sein de chaque institution, de chaque parti politique, de chaque mouvement spirituel, il y a ceux qui sont assis, parce qu’ils pensent avoir « trouvé ». Leur seul problème désormais est de siéger, de gérer et de défendre leurs frontières. Mais il y a aussi ceux pour qui chaque jour est une invitation à la découverte et, pour cela, se risquent sur des nouveaux chemins. Ainsi s’opposent ceux qu’Arthur Rimbaud appelle Les Assis qui, dit-il, « ont toujours fait tresse avec leur siège » 2 et les marcheurs.
Pour réagir contre cette pensée « cul-de-plomb » qui sert trop souvent de commentaire au conflit israélo-arabe et, plus généralement, aux rapports interreligieux, trois citoyens : Mahdi de tradition musulmane, Richard de tradition catholique et Yoann de tradition juive ont entrepris une « longue marche ». Leur point commun : ils aiment la marche à pied et se réclament d’une philosophie résolument « apolitique et laïque ». Ils forment le projet de cheminer ensemble de Jérusalem à Saint-Jacques de Compostelle pour témoigner de la paix possible entre les peuples et les traditions religieuses. Le 4 octobre 2003, ils commencent un long périple qui va traverser quinze pays et durer presque deux ans. Sur la route, ils rencontrent beaucoup de monde très divers et notamment les jeunes dans les écoles. De cette aventure, ils ramènent de nombreux documents audio-visuels à partir desquels ils réalisent un film d’une heure. À l’invitation de l’association Cluny Chemins d’Europe, deux d’entre eux le présenteront au théâtre de Cluny le 23 avril prochain, à 20 heures.
Ces marcheurs nous apprennent à réagir contre la paresse de l’esprit et du cœur que suscitent trop souvent les conforts institutionnels. Ils témoignent qu’au-delà des identités particulières une communion est possible. Ils nous invitent à vivre ce qu’ils ont découvert au cours de leur périple : « La marche, énergie gratuite et inépuisable, permet le temps de la rencontre. Elle amène à une solidarité entre les individus et dissipe les référents sociaux. Elle dépouille du superflu. Elle est un chemin d’humilité » 3.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 17.04.10
1 - Friedrich NIETZSCHE : Crépuscule des Idoles. Maximes et traits, n°34. In Œuvres philosophiques complètes, Tome 8, Éditions Gallimard, 1974, page 66
2 - Arthur RIMBAUD : Les Assis in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, page 37.
3 - Cf. leur site : http://jerusalemcompostelle.free.fr