La lettre d’un protestant au prochain pape
Votre Sainteté,
Vous venez d’être élu par le saint conclave des cardinaux, et la fumée blanche échappée de la Chapelle Sixtine a annoncé au monde : habemus papam. Endosser la charge politico-religieuse la plus lourde au monde inspire un infini respect. Permettez à un protestant de partager ce respect, et de vous adresser (au sens propre) ses vœux, c’est-à-dire ses souhaits. Car l’histoire montre que protestants et catholiques ont des destins indissolublement liés ; j’y reviendrai.
Vos prédécesseurs ont été un grand intellectuel (Paul VI), un fin politicien (Jean Paul II), un théologien gardien du dogme (Benoît XVI). Que serez-vous : un pasteur ? Un organisateur ? Un spirituel ? Quoi qu’il en soit, un talent de rassembleur est indispensable à une Église catholique tourmentée comme jamais elle ne le fut.
Le gel de l’œcuménisme a déçu les millions de fidèles qui s’étaient engagés dans des projets communs avec les autres Églises et se trouvent aujourd’hui désavoués par de jeunes prêtres aussi rigides que leur col romain. La théologie de la libération, qui souleva en Amérique du sud un tel enthousiasme populaire est aujourd’hui exsangue ; affirmer « l’option prioritaire de Dieu pour les pauvres » n’est visiblement plus d’actualité, ni au Brésil ni ailleurs. Le scandale des prêtres pédophiles a ébranlé la confiance des fidèles dans l’institution, non seulement à cause de son immoralité mais aussi parce qu’elle a dévoilé le persistant silence des évêques devant des délits qu’ils n’ignoraient pas. Quant à la pénurie de prêtres, n’insistons pas.
Vous me direz, Saint Père, que le tableau ne doit pas être noirci, qu’il faut y ajouter les impressionnants rassemblements de foules drainés par Jean Paul II. Et que le schisme des intégristes d’Écône a failli être réduit. Et que la communauté de Taizé, grande rassembleuse de jeunes, fait désormais profession de foi romaine. Il serait certes injuste de ne pas comptabiliser ces gains au crédit de l’identité catholique.
Mais justement, comment l’identité catholique doit-elle être affirmée aujourd’hui ?
Jean Paul II, votre brillant prédécesseur auquel on ne cessera de vous comparer, a appliqué au monde entier la compréhension polonaise de l’affirmation religieuse : le repli identitaire. Longtemps soumis à l’hostilité communiste, le catholicisme polonais a vécu de se replier sur sa croyance fondamentale et de marquer ses frontières face à un monde extérieur agressif. À cette stratégie appartenait aussi la démonstration de force que constituent les rassemblements de foules. Force est de constater que cette stratégie a payé, notamment face à un protestantisme au visage flou et à la diversité déroutante.
Tout resserrement des rangs a cependant un coût, que l’Église catholique paie aujourd’hui au prix fort : les tourments que j’ai énumérés tout à l’heure, au nombre desquels la fin des élans œcuméniques inspirés par Paul VI. Or, aussi paradoxal que cela paraisse, le destin des protestants et celui des catholiques romains sont indissolublement liés. Plus encore : protestantisme et catholicisme ont besoin l’un de l’autre pour exister.
En douteriez-vous ? Je m’explique.
Force et faiblesse du protestantisme et catholicisme sont à l’inverse l’une de l’autre. La force protestante est de respecter sa pluralité, mais sa fragilité génétique est une incapacité à exprimer et mettre en œuvre son unité. La force du catholicisme romain réside dans un sentiment d’appartenance qui l’unifie, mais il ne sait accueillir sa diversité interne, qu’il a tendance à rejeter. Protestants et catholiques ont donc beaucoup à apprendre les uns des autres, et seule une fréquentation régulière et respectueuse permet leur enrichissement réciproque.
Arrivera-t-il, le jour où toutes les Églises chrétiennes reconnaîtront qu’elles ont ensemble hérité du Christ ? Viendra-t-il, ce jour où elles se reconnaîtront partenaires d’un mouvement religieux appelé « christianisme », sans qu’aucune ne revendique pour elle seule toute la vérité ? Quand ce jour sera arrivé et que l’on pensera l’unité du christianisme en termes de pluralité et non plus d’uniformité, alors l’annuelle « semaine de prière pour l’unité des chrétiens » cessera d’être une insipide ritournelle. Car ce jour-là la prière de Jésus pour que les siens se reconnaissent unis dans leur diversité sera enfin montée au cœur des hiérarchies institutionnelles.
Cela nous reconduit à la question de l’identité. On vous demandera d’être ferme. Mais comment dire aujourd’hui l’identité catholique au sein du christianisme et, plus largement, l’identité chrétienne au sein des religions du monde ? J’appelle de mes vœux un pape qui allie l’affirmation identitaire forte à l’esprit d’ouverture. Car n’est-ce pas quitter la position de peur que d’exposer une identité ouverte plutôt que fermée, une identité qui n’exclut pas l’autre mais le respecte, qui affiche sa différence sans nier la valeur de l’autre ? Même les partis politiques reconnaissent, au gré de leurs alliances, qu’ils œuvrent ensemble au bien commun…
Il faudra aussi en finir un jour avec l’idée que les chrétiens sont à 100% dans la lumière tandis que les milliards d’adeptes d’autres religions du monde seraient à 100% dans l’obscurité. Être persuadé que sa religion est dans le vrai ne revient pas à nier aux autres croyances tout accès, fût-il partiel, au divin.
Une urgence vous attend, Saint Père : le monde économique. Depuis les récentes crises financières, le discours économique sature les media. Valeur des monnaies, taux de chômage et croissance du PIB sont devenus les nouveaux mantras. Le salut passe désormais par la santé financière, et les gouvernements ne sont plus assignés qu’à cette tâche.
Face à ce discours pesant, le silence des Églises est assourdissant. Jean Paul II a eu le mérite de protester contre la déshumanisation du capitalisme débridé et d’appeler à une plus juste répartition des profits. Ces propos sont peu connus, mais il faut qu’une voix à nouveau s’élève pour rappeler aux acteurs économiques les valeurs d’humanité, d’équité et de bien-être social.
Votre Église, Saint Père, est fatiguée de se heurter aux mêmes verrous : la pénurie des prêtres, leur célibat obligatoire (source de tant de déviances), la mise à l’écart des femmes, une morale sexuelle d’un autre âge… Le pape qui rendra sa dignité au célibat en fera pour les prêtres un choix et non plus une contrainte ; il permettra au catholicisme romain de rejoindre la tradition chrétienne la plus ancienne, adoptée par toutes les autres Églises, qui consacrent au ministère célibataires et mariés.
Ce retour aux sources restituera du coup à la femme, en Église, sa place et sa dignité. Ce pape-là, assurément, passera dans l’histoire comme celui qui aura puisé dans la tradition les impulsions les plus novatrices.
Serez-vous celui-là ? Saurez-vous susciter suffisamment la confiance pour insuffler du souffle à votre institution un peu lasse ?
C’est ce que, du cœur, vous souhaite le protestant que je suis.
Daniel Marguerat,
ancien doyen de la Faculté de théologie de Lausanne et professeur honoraire de cette université