La gauche du Christ et Vatican III
La sortie en librairie d'un ouvrage de Jean-Louis Schlegel et Denis Pelletier, À la gauche du Christ, a donné lieu à pas mal de commentaires, surtout dans la presse catholique ou apparentée.
Je n’attends pas d’avoir lu cette somme (plus de 600 pages) pour vous livrer quelques réflexions que me suggèrent les nombreux commentaires lus dans la presse. Je m'empresse de préciser que s'il y a critique de ma part c’est aussi en partie de l'autocritique, car mon adhésion passée à un syndicat et un parti politique m'a rangé provisoirement dans cette catégorie sociologique de chrétien de gauche, même si je ne la trouve plus pertinente aujourd’hui.
L'expression chrétien de gauche dans laquelle on associe l'adhésion à une religion, ou plutôt l'enracinement dans une foi avec la couleur épisodique d'un bulletin de vote, a quelque chose de curieux, mais admettons que la notion soit utile au sociologue.
Ce que je relève et qui me pose des questions plus théologiques que sociologiques :
Un hebdomadaire écrit : « pour ces militants, le combat pour le changement devait être mené simultanément dans leur Église et dans la société ». Effectivement certains d'entre nous n'ont-ils pas fait de l’institution catholique une organisation de masse comme une autre – suivant le code de langage en vogue à l'époque – dans laquelle il fallait apporter la bonne parole politique ? Cette conception a-t-elle totalement disparu aujourd'hui ? Je n'en suis pas certain. Une définition du mot Église nous manquait manifestement et manque encore probablement, même après Vatican II.
Un peu plus loin : « Ce qui est mis en avant, c'est le message d'humanité du Christ, plutôt que les commandements du Père tout-puissant ».
Outre que le qualificatif tout-puissant mérite au minimum que l'on s'attarde sur le contexte historique dans lequel il a été rédigé, opposer l'humanité du Fils aux commandements vengeurs et autoritaires du Père frise l'hérésie associée au docétisme, ou relève au moins d'une théologie... de la contre-réforme. Sur ce point, progressistes et traditionalistes ont malheureusement la même vision théologique... largement dépassée.
« À trop humaniser le Christ, ils ont fini par perdre de vue le Dieu qui était en lui ».
J'avoue ne pas bien comprendre ce que veut dire un Christ trop humain, alors qu'il a, me semble-t-il, vécu totalement et jusqu'au bout son humanité. À vouloir faire du Christ soit un demi dieu soit un demi homme, on supprime sa pleine humanité et on tombe dans l’idolâtrie, ou plutôt la christolâtrie, comme chaque fois que l'on sépare le Fils du Père : l'un est venu nous révéler l'autre, le Tout Autre, et on en arrive à la situation inverse où le Fils nous masque, nous cache le Père. Autre conception théologique à revoir.
« ... toute une génération qui, au nom de ses convictions religieuses, est allée non sans panache jusqu'au bout de son engagement pour l'homme. Pour l'homme certes, mais pour la foi ?... »
Cette dernière question a de quoi étonner, venant de personnes qui se réfèrent à Jésus de Nazareth. S'il y a quelqu'un qui est allé au bout de son engagement pour l'homme, c'est bien lui. On voit ce que cette vision sous-entend : ce qui est fait pour l'homme est fait contre Dieu et, par conséquent, qui est pour Dieu est contre l'homme. Cette opposition a nourri à la fois un certain athéisme et une grande partie du traditionalisme. Pourquoi n'est-on toujours pas sorti de ce dualisme mortifère ? Foi en Dieu et foi en l'homme ne sont-elles pas une seule et même chose ? Notre foi en l'homme n'a-t-elle pas une source étonnante et intarissable : le premier à croire en l'homme, c'est Dieu. Il nous faut inverser notre vision, nous convertir à une conception théologique qui respecte et Dieu et sa créature.
Ce manque de théologie fait l'objet d'un constat lucide, même s'il est un peu amer, de la part d'une rédactrice de La Lettre (revue catholique de gauche) :
« Nous n'avons ni élaboré cette nouvelle théologie à laquelle nous aspirions, ni même construit une synthèse équilibrée entre notre engagement politique et notre référence chrétienne. La Lettre a été un lieu de passage du religieux au politique […] au sens d'une liquidation de toute référence chrétienne. »
On pourrait dire la même chose d'un certain nombre d'associations ou groupes culturels qui ont regroupé des chrétiens de gauche, sans parler de ceux qui s'intitulaient – sans rire – chrétiens-marxistes. On est tenté de se demander si ce n'est pas la référence au seul Jésus, cette christolâtrie qui a conduit paradoxalement à l'abandon des références chrétiennes.
On entend ici et là des appels à convoquer un nouveau concile 1 où l'on aborderait des sujets comme gouvernance de l’Église, rôle des clercs et des laïcs, sexualité, fécondité, mariage, etc. Je suis tenté de dire : est-ce bien la priorité ?
Par contre, s'interroger sur le sens des mots utilisés par le discours chrétien, refonder un langage théologique pour aujourd'hui, qui en parle ? À part quelques théologien(ne)s, je ne vois personne, ni à droite, ni à gauche.
« Les mots Dieu, créateur, Père, Fils, Esprit/souffle, ceux de péché, âme, Église, pour n’en nommer que quelques-uns […], tous ces mots sont soumis à des malentendus ; leur sens souvent technique n'est plus accessible et doit être retrouvé à partir de ce qu'ils désignent sur le plan de l'expérience humaine. […] Le message chrétien est devenu inaudible ou illisible. » (Christoph Théobald)
La tâche étant longue et ardue, autant commencer le plus tôt possible, et dans une génération ou deux on pourra envisager un concile qui ne sera pas consacré à la pastorale ou à l’ecclésiologie comme le précédent (je ne dis pas que c'était inutile), mais aux fondamentaux de la foi chrétienne, tout au moins à la façon audible et lisible d'en présenter le message au 21e siècle.
Pour finir par un mot d'humour, soulignons le titre curieux du livre : À la gauche du Christ. Si l'on s'en réfère au Credo, après sa résurrection le Christ est assis à la droite du Père, lequel est donc à la gauche du Christ...
Voilà un début d'explication à l'errance désabusée des chrétiens de gauche : la place était déjà prise par Quelqu'un qu'on avait oublié...
Pierre Locher
1 – C'est même le titre d'un livre récent : Faut-il faire Vatican III ?,dont on peut lire une critique sur le site http://www.renepoujol.fr)