La crise nous invite à inventer le futur
« Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’était vrai » 1.
Ces mots d’Hannah Arendt, dans son ouvrage classique sur le phénomène totalitaire, me paraissent illustrer le climat politique actuel dans notre pays.
Que voyons-nous en effet depuis quelques semaines ?
D’une part, des annonces futuristes sur une société de l'Internet qui nous assurerait, via la mondialisation heureuse, un avenir merveilleux. D’autre part, des élus qui se renvoient à la figure des affaires en tout genre. L’exécutif connaît une baisse de popularité historique sous la 5e République sans que pour cela on observe un ralliement significatif de l’opinion à l’opposition.
Cette juxtaposition d’un monde dont les progrès techniques laissent croire que « tout est possible » et d’une classe politique qui laisse de plus en plus au citoyen le goût amer du « rien n’est vrai », contribue à la crise du travail politique du vivre ensemble.
Comment une société à l’individualisme exacerbé et pour qui l’économie financiarisée est devenu la mesure de toute chose peut-elle fonctionner autrement ?
La duplicité que nous reprochons aux élites est la nôtre. Des sociétés ne pourront éternellement survivre à ce double jeu dans lequel Hannah Arendt voyait le lit du totalitarisme. En effet, juxtaposer le « tout est possible » et le « rien n’est vrai » conduit au « tout est permis ». Face à ce risque, il ne suffit plus d’invoquer de façon incantatoire le bien commun, la citoyenneté et la fameuse modernisation. Il faut leur donner corps dans un travail conjoint sur les prétendues évidences qui nous empêchent de penser et l’engagement militant au quotidien.
Un certain nombre d’observateurs nous disent que le climat actuel rappelle celui « des années trente » qui vit la montée des totalitarismes en Europe en suite à la grande crise financière de 1929. Parmi ceux qui tentèrent de trouver une issue à cette crise, Emmanuel Mounier reste un passeur et un penseur capital. Comment ne pas mesurer l’actualité du Manifeste au service du personnalisme publié par Mounier en 1936 ? : « L’importance exorbitante prise aujourd’hui par le problème économique dans les préoccupations de tous est le signe d’une maladie sociale. L’organisme économique a brusquement proliféré à la fin du XVIIIe siècle et, comme un cancer, il a bouleversé ou étouffé le reste de l’organisme humain. Faute de recul ou de philosophie, la plupart des critiques et des hommes d’action ont pris l’accident pour un état normal. Ils ont proclamé la souveraineté de l’économique sur l’histoire et réglé leur action sur ce primat, à la manière d’un cancérologue qui déciderait que l’homme pense avec ses tumeurs. Une vue plus juste des proportions de la personne et de leur ordre nous commande de briser une pareille déformation perspective. L’économique ne peut se résoudre séparément du politique et du spirituel auxquels il est intrinsèquement subordonné, et dans l’état normal des choses il n’est qu’un ensemble de basses œuvres à leur service » 2.
C’est à ce travail que nous convie aujourd’hui le mouvement collectif du Pacte Civique 3.
Bernard Ginisty
1 – Hannah Arendt : Le système totalitaire. Éditions du Seuil, Paris 1972, p. 110.
2 – Emmanuel Mounier : Écrits sur le personnalisme, Éditions du Seuil, Collection Points, série Essais, n°412, 2000, page 131. Cf. l’ouvrage collectif sous la
direction de Jacques Le Goff : Penser la crise avec Emmanuel Mounier, Presses Universitaires de Rennes, 2011.
3 – Cf. Collectif Pacte Civique : Penser, agir, vivre autrement en démocratie. Le Pacte civique : inventer un futur désirable pour tous, Éditions Chronique
Sociale, 2012. Ce mouvement appelle à rassembler « tous ceux qui sont convaincus de l’importance de la question suivante : comment amorcer et accompagner dans la durée les
transformations personnelles et collectives que requièrent les crises, dérives et fractures dont souffrent nos sociétés et notre démocratie ? ».
Coordinateur : Joaquim Frager – Tél. 01 44 07 00 06 – www.pacte-civique.org