La crise : excellent pour éliminer les faibles ?
À l’occasion de la journée internationale des droits de l’enfant, l’UNICEF France vient de publier une étude qui devrait nous interroger sur ce que nous appelons les performances de notre société. Selon ce document, un enfant sur six (17%) se trouve dans une situation jugée préoccupante d'exclusion sociale et 7% d'entre eux souffrent d'une exclusion extrême 1.
Catherine Dolto, médecin co-auteur de cette étude, constate qu’il y a une spirale négative dans laquelle sont entraînés les enfants et les familles défavorisées : « Notre société riche, écrit-elle, se voulant égalitaire et fraternelle, laisse de côté un grand nombre de nos concitoyens ». En 2010, 2,7 millions d’enfants grandissaient dans des ménages vivant sous le seuil de pauvreté.
Ainsi, malgré les politiques d’insertion menées depuis des lustres on peut constater une persistance de fractures sociales dans nos sociétés. Il y a une quinzaine d’années, Philippe d'Iribarne analysait cette contradiction des sociétés modernes qui « entretiennent l'indignité qu'elles combattent » et il ajoutait : « nos sociétés modernes sont confrontées à cette persistance de conditions dont leur mythe d'origine prévoit la disparition. Elles peinent à donner une place à ceux qui sont censés ne plus exister en leur sein » 2.
Les psychologies individuelles, tout comme les consciences collectives, ont toujours de la peine à réaliser le travail de deuil de modèles qui, jusque là, avaient porté du sens. La crise est gérée le plus souvent en faisant comme si elle restait passagère et que nous reviendrions, moyennant quelques ajustements, à des équilibres antérieurs. Il suffirait simplement d'être patient et d’attendre.
L'ennuyeux c'est que ce discours est en général tenu par des élites dont le confort des carrières sans risques permet effectivement, sans trop de mal, d'attendre. Or, le délitement des liens sociaux s'accroît et il semblerait qu’un processus analogue à celui qui a miné de l'intérieur l'empire soviétique soit à l'œuvre dans nos sociétés. Les documents que nous pouvons lire aujourd'hui sur les évolutions des pays de l'Est dans les années précédant la chute du Mur de Berlin montrent que, bien avant, la plupart des élites ne croyaient plus au modèle dominant, mais, faute de courage intellectuel et politique, continuaient à faire comme si ça allait continuer.
Si le politique ne veut pas se réduire à une gestion des bonnes œuvres pour corriger les dégâts sociétaux, il convient de s’attaquer au « disque dur de nos sociétés ».
Dans un excellent ouvrage où il analyse la crise actuelle, Gaël Giraud, trader devenu jésuite, nous donne un aperçu de ces fondamentaux à l’occasion d’un échange avec un des grands responsables de la finance des marchés : « Mon cher ami, s’entend-il dire, de grandes crises comme celle que nous traversons sont excellentes, contrairement à ce que vous croyez, et vous avez tort de vouloir mettre des digues pour enrayer le prochain tsunami. C’est que, voyez-vous, ce genre de crise permet d’éliminer les plus faibles et rend plus fort les survivants ; ce qui rend notre société plus efficace » 3.
Il est plus que temps que nous interrogions la hiérarchie des valeurs et la notion d’efficacité qui nous habitent.
Bernard Ginisty
1 – Cette étude a été menée de février à
juillet avec le concours de l'institut TNS-Sofres auprès de 22.500 enfants âgés de 6 à 18 ans et originaires de plus de 70 villes. Les enfants ont répondu à 130 questions ayant
trait à leurs droits, à la vie quotidienne, à l'éducation, aux loisirs et à la santé. 10% des enfants interrogés ont répondu non à la question « on respecte mes droits dans mon quartier, ma
ville », 55% oui à la proposition « je peux être harcelé ou ennuyé par d'autres enfants ou jeunes » dans le milieu scolaire. 5% affirment ne pas manger trois repas par jour. Les
réponses ont permis d'établir que l'intégration des enfants est « très bien assurée » (50%), « assez bien assurée » (33%), « précaire » (10%) ou « très
précaire » (7%).
2 – Philippe d'Iribarne : Vous serez tous des
maîtres, la grande illusion des temps modernes – Seuil 1996, page11.
3 – Gaël Giraud : Illusion financière,
Éditions de l’Atelier, 2013, page 59. L’auteur mentionne un autre entretien avec cet interlocuteur du monde de la finance : « Jamais, entendez-vous, les banques n’ont aussi bien
travaillé qu’aujourd’hui. Par pitié, n’essayez pas de faire notre métier à notre place. Vous feriez des catastrophes ! En revanche, la France a un sérieux problème de dette publique.
Pourtant la solution est simple. Primo, vous réduisez de 20% les salaires de tous les fonctionnaires, secundo, vous désindexez les retraites de l’inflation. Tertio, vous supprimez l’essentiel des
remboursements maladie, en ne maintenant que ceux qui sont indispensables à la dignité » (page 61). Je ne saurais trop recommander la lecture de cet ouvrage « en tous points
exceptionnel » selon Jean-Claude Guillebaud, que le journal Le Monde qualifie de « modèle de pédagogie pour comprendre la crise » et L’Express
« d’ouvrage fondateur à lire pour comprendre le monde qui vient ».