La bouche de Dieu
Il y a bien longtemps, amis internautes, que j’avais envie de faire un petit billet sur cette expression surprenante à propos d’un être qui n’a aucune matérialité corporelle.
Je vous entends déjà protester : « Et Jésus, alors ? Il avait bien une bouche… et il était Dieu ! » Bien sûr ! Mais il me paraissait inutile de préciser que je faisais allusion au Dieu de l’Ancien Testament, celui que les chrétiens appellent généralement Dieu le Père !
Cette expression apparaît dans le Nouveau Testament en Matthieu 4,4 : « Jésus répondit : “Il est écrit : ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.” »
Il faisait là référence à Deutéronome 8,3-4 où Dieu parle au peuple hébreu dans le désert : « Souviens-toi de tout le chemin que le Seigneur ton Dieu t'a fait faire pendant quarante ans dans le désert, afin de t'humilier, de t'éprouver et de connaître le fond de ton cœur : allais-tu ou non garder ses commandements ? Il t'a humilié, il t'a fait sentir la faim, il t'a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères n'aviez connue, pour te montrer que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais que l'homme vit de tout ce qui sort de la bouche de Dieu. »
Arrêtons-nous donc sur l’expression hébraïque la bouche de Dieu : פִִּי־יְהוָה, piy-YHWH (ou piy-adonaï ), qui est à double sens… et qu’on ne rencontre dans le Premier Testament que deux fois – officiellement ! –avec un trait d’union, dans la citation ci-dessus et en Jérémie 9,11 : Quel est le sage qui comprendra ces événements ? À qui la bouche de YHWH a-t-elle parlé pour qu'il l'annonce ?
On la rencontre quatre fois en Isaïe, mais sans le trait d’union (maqqeph en hébreu) dont trois fois dans l’expression : la bouche de Dieu a parlé et une fois dans : la bouche de Dieu désignera.
Mais son occurrence la plus fréquente (21 versets) est dans l'expression עַל־פִִּי יְהוָה, ’’al-piy YHWH, qui signifie sur l’ ordre de Dieu. On la trouve particulièrement dans le livre des Nombres, par exemple dans l’expression : sur l’ordre de Dieu transmis par Moïse.
En comparant les deux expressions en hébreu ci-dessus, on voit que le même mot apparaît : פִִּי, piy, forme particulière (dite construite) du mot פֶּה, pêh : les mots ordre et bouche sont tous deux la traduction du même mot hébreu : pêh !
o O o
Voilà pour le constat dans toute sa froideur !
Entrons maintenant dans un autre domaine : celui de l’ambiguïté – du génie ! – de la langue hébraïque et, parallèlement, de l’ambiguïté de Dieu lui-même…
Lisons Deutéronome 34,4 : YHWH lui dit : « Voici le pays que j'ai promis par serment à Abraham, Isaac et Jacob, en ces termes : je le donnerai à ta postérité. Je te l'ai fait voir de tes yeux, mais tu n'y passeras pas. »
Cette annonce a été faite par Dieu à Moïse en 32,48 : « Monte sur cette montagne des Abarim, sur le mont Nebo, au pays de Moab, face à Jéricho, et regarde le pays de Canaan que je donne en propriété aux Israélites. Meurs sur la montagne où tu seras monté, et tu seras réuni aux tiens, comme Aaron ton frère, mort sur la montagne de Hor, fut réuni aux siens. Parce que vous m'avez été infidèles au milieu des Israélites aux eaux de Meriba-Cadès, dans le désert de Çîn, parce que vous n'avez pas manifesté ma sainteté au milieu des Israélites, c'est du dehors seulement que tu verras le pays, mais tu ne pourras pas entrer là, dans ce pays que je donne aux fils d’Israël. »
En disant : vous m’avez été infidèles, Dieu fait allusion au fait que pour faire jaillir de l’eau à Meriba, dans le désert, Moïse a frappé deux fois le rocher avec son rameau (Nombres 20,11), manifestant ainsi à Ses yeux un certain manque de confiance…
Puis nous assistons à la mort de Moïse (34,5) : C'est là que mourut Moïse, serviteur de Dieu, en terre de Moab…
... et le texte ajoute עַל־פִִּי יְהוָה, ’’al-piy YHWH… que la quasi-totalité des bibles traduisent par : selon l'ordre de Dieu !
C’est alors qu’intervient le génie de cette langue, qui permet à la Tradition juive (et à André Chouraqui avec elle) d’affirmer que – même si c’est sur l’ordre de Dieu que Moïse est mort sur le mont Nebo après avoir vu, mais sans pouvoir l’atteindre, la terre qu’il espérait fouler depuis quarante ans – il a bénéficié d’un honneur insigne de Sa part.
En effet ce texte peut signifier aussi : c'est là que mourut Moïse, serviteur de Dieu, en terre de Moab, sur la bouche de Dieu !
La suite du texte, particulièrement étonnante, ouvre des horizons qu’on peut atteindre et même dépasser : il l’enterra dans la vallée, au pays de Moab, vis-à-vis de Bet-Péor. Jusqu’à ce jour nul n’a connu son tombeau…
Qui peut bien être ce « il » qui enterra Moïse ? Apparemment… Dieu lui-même !
De là à dire que Moïse a bénéficié, comme Chanokh – notre Hénok ! – (Genèse 5,24 : Hénok marcha avec Dieu, puis il disparut, car Dieu l’enleva), comme ’’Éliyahou – notre Élie ! – (2Rois 2,11 : Élie monta au ciel dans le tourbillon), de ce qu’on pourrait appeler, par abus de langage, une mort non mortelle, il n’y a qu’un pas que certains franchissent.
Voilà une lecture qui est connue.
Mais on sait moins qu’en Nombres 33,38 on trouve ceci : Aaron, le prêtre monta à Hor-la-Montagne par ordre de Dieu et là il mourut. Bien sûr, l’expression par ordre est ’’al piy, celle qu’on peut traduire par : sur la bouche. Aaron, le frère de Moïse serait donc lui aussi mort sur la bouche de Dieu !
La bouche de Dieu a donc été bienveillante pour les deux frères Moïse et Aaron, qui l’avaient bien mérité ! Certains kabbalistes chrétiens, comme Pic de la Mirandole, théoricien de la mort du Baiser 1, vont plus loin et affirment que Miryam, leur sœur, a elle aussi bénéficié de cette faveur de Dieu ; mais cela n’apparaît pas dans le texte de Nombres 20,1 : c’est là que Miryam mourut et fut enterrée.
Qu’en sera-t-il pour nous, amis lecteurs ? Mystère.
Il ne nous reste qu’à désirer et à prier, comme le fait la Bien-Aimée du Cantique des
Cantiques, dès le commencement (1,2) : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! »…
… mais aussi à espérer !
René Guyon
1 – In Commentaire
sur une chanson d’amour de Girolamo Benivieni.
Illustration : la Terre Promise vue du mont Nebo (photo R.G.)