La Bible hébraïque n’est pas homophobe
Loin de condamner l’homosexualité, le Lévitique invite à humaniser la relation du masculin au féminin dans le couple.
La persécution multiséculaire des homosexuels au nom de la Bible – jusqu’au rejet violent de la loi qui leur autorise aujourd’hui le mariage – s’est construite essentiellement autour de la lecture d’un commandement du Lévitique (18, 22) : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. Ce serait une abomination ».
Lu ainsi, l’interdit est sans appel. Et c’est avec ce sens que judaïsme et christianisme excommunient les homosexuels, en toute bonne conscience. Or, le texte hébreu de ce verset est, dans sa constitution, un des plus obscurs de la Bible. C’est le signe indubitable qu’il est lourd d’un inconscient porteur de sens inédit.
Au plus près de sa littéralité, nous pouvons en fait le traduire ainsi : « Avec un mâle [zékher], tu ne cohabiteras pas [verbe au masculin] les états d’être couché [les cohabitations, les lits] de femme [ishah] ».
Autant dire que ce verset est en grande partie incompréhensible, et que la façon dont les Églises le traduisent est une extrapolation de la version grecque de la Septante, non traduite de l’original hébraïque. Si la Torah avait voulu cibler directement l’homosexualité, elle l’aurait fait de manière plus claire, en des termes plus directs.
On ne voit d’ailleurs pas pourquoi elle aurait ignoré l’homosexualité féminine.
Constatons premièrement que nulle part dans le texte on ne trouve le mot comme qui établirait une comparaison entre un rapport sexuel avec un homme et un avec une femme.
Revenir à la littéralité du texte
Littéralement, il est dans ce verset question pour l’homme de cohabiter les lits de femme. Comment y lire une quelconque référence à l’homosexualité ? À l’inverse, cette étrange formule pourrait évoquer des relations sexuelles de l’homme avec les femmes.
Deuxièmement, le mot traduit par femme, ishah, apparaît pour la première fois dans la Bible en Genèse 2, dans le récit de la Création de la femme. Son contraire, désignant l’homme, est ish. On s’attendrait à trouver ce mot dans le verset pour désigner l’opposé de la femme. Or, c’est le mot zékher, le mâle, que nous trouvons dans le texte, qui a pour pôle opposé le mot néqévah, la femelle. Ces deux mots font leur apparition en Genèse 1, dans le récit de la Création de l’être humain.
Puisque le Lévitique se réfère à zékher, le mâle, c’est donc logiquement néqévah, la femelle, plutôt que ishah, la femme, que nous aurions dû trouver dans le verset.
Comment comprendre cette différence ?
Mâle et femelle sont des catégories par lesquelles la Bible (Genèse 1,27) qualifie l’être humain qui vient d’être créé par Dieu : « Mâle et femelle, il les créa ». L’Église se sert d’ailleurs également de ce verset pour affirmer sans appel que seul le mariage « d’un papa et d’une maman » est la norme divine pour fonder la famille humaine.
Or, il faut bien voir que mâle et femelle sont des catégories animales, et non pas humaines. Elles caractérisent une humanité primitive qui sort encore avec difficulté de l’animalité.
C’est précisément l’émergence d’une telle humanité, archaïque, originelle, non encore totalement réalisée, que décrit Genèse 1. Il y est certes écrit qu’elle est créée « à l’image et à la ressemblance de Dieu », mais il s’agit d’un potentiel divin d’humanisation qui n’est pas encore activé à l’origine et qui est en jeu dans toute l’évolution humaine.
Masculin et féminin archaïques
Ces catégories animales zékher et néqévah expriment l’état de violence qui caractérise l’humanité archaïque dont il va être difficile pour les êtres humains, hommes et femmes, de sortir.
L’étonnante puissance signifiante de l’hébreu biblique nous aide à le comprendre, notamment par les possibilités de relecture qu’il offre. En effet, cette langue est purement consonantique et les voyelles ne sont pas fixées dans les manuscrits originaux. Le même mot, associé à des voyelles différentes, prend des sens insoupçonnés à la première lecture, et manifeste ainsi subitement un inconscient de l’expérience humaine qu’il symbolise.
C’est par exemple le cas, très frappant, pour le mot néqévah, femelle, que nous pouvons relire néqouvah, porteur d’un sens terrible pour la condition féminine : la trouée, la maudite ! Ce mot nous révèle ainsi sans aucun doute que, dans l’humanité la plus archaïque, encore animale et primate, la femme est réduite à la condition de femelle dominée, écrasée par les mâles, comme aujourd’hui encore dans les clans de chimpanzés, nos cousins animaux les plus proches.
Quand bien même dans les tribus primitives dites matriarcales, les mères ont eu un certain pouvoir, ce n’était sûrement pas le cas des filles, réduites à être des objets d’échange entre clans, au bénéfice des mâles.
La psychologie du zékher
Et voici précisément ce que nous suggère le mot zékher, qui désigne ces derniers : prononcé zakhor, il exprime l’action de se souvenir. Ce faisant, l’esprit de la langue hébraïque semble nous enseigner que c’est la puissance des mâles qui organise le souvenir de l’origine, la fidélité aux lignées archaïques de l’humanité, et donc la répétition de la maltraitance faite aux femmes de génération en génération.
C’est la psychologie du zékher, le masculin archaïque et violent, qui désire maintenir et perpétuer dans la culture humaine les femmes et la féminité dans la condition maudite de femelle infériorisée, violentée et humiliée.
Une autre caractérisation des genres émerge en Genèse 2 avec les mots ish et ishah, homme et femme. Il serait nécessaire de dissiper beaucoup de contresens que la tradition (investie par le zékher) a accumulés à leur égard, impossibles à étudier dans les limites de cet article.
Constatons simplement qu’ils signifient époux et épouse, et sont donc des catégories éminemment relationnelles. Elles désignent une humanité enfin humanisée, sortie de son archaïsme animal, et donc dans laquelle la relation d’amour peut s’épanouir. Il est révélateur que le mot ishah, femme, prononcé éshéh, signifie J’oublierai…
Maltraitance faite aux femmes
Le mâle dans l’être humain veut organiser le souvenir de l’archaïsme violent et inhumain de l’origine animale, alors que la femme dans l’être humain oubliera ! C’est une promesse prophétique portée par ishah. Il viendra un temps d’accomplissement où la maltraitance faite aux femmes et à la féminité sera oubliée.
Dès lors, le sens du verset s’éclaire. Il enjoint à l’homme de ne surtout pas entrer dans la cohabitation (sexuelle, mais aussi dans tous les domaines de la vie de couple) avec ishah, la femme, avec (sur la base de) l’esprit du zékher, le masculin archaïque sans amour et violent.
Ishah est la femme mais aussi, sur le plan archétypal, la féminité, la capacité d’ouverture à l’autre et d’amour, présente en l’homme tout autant qu’en la femme.
Ainsi, ce verset, bien loin d’interdire l’homosexualité formellement, est plutôt l’injonction divine de prendre soin de toute relation de cohabitation et de couple, quel que soit le (ou la) partenaire que l’on a, de la fonder sur l’amour, la tendresse, et donc de cultiver l’épanouissement de la féminité en soi et en l’autre, plutôt que de la meurtrir sous les coups de l’égocentrisme masculin archaïque de toute-puissance.
Comme on le voit, cette injonction peut interpeller aussi bien les couples homosexuels qu’hétérosexuels, sans jeter l’anathème sur une quelconque catégorie d’humains.
Questionnement éthique
Son questionnement n’est pas légaliste mais éthique. Il ne se satisfait pas d’une application technique qui serait ici le rejet ou la répression de l’homosexualité, comme le laisserait penser la traduction habituelle. Mais il ouvre une recherche éthique sur le bien-fondé de la relation que chacun, quel qu’il soit, noue avec un autre, quel qu’il soit, en tant qu’être humain.
Et cette recherche est, en elle-même, un chemin de vie qui vise à favoriser toujours plus l’amour, à relever la féminité (des hommes comme des femmes) meurtrie par le zékher. Assurément, on ne peut donc utiliser la Bible hébraïque pour condamner l’homosexualité.
Toute ma recherche démontre qu’elle véhicule dans son texte hébreu un inconscient attendant d’être redécouvert, porteur d’un sens qui révolutionne les interprétations de la tradition judéo-chrétienne et subvertit la réduction despotique et moraliste de la religion.
Ce verset en est un témoignage caractéristique.
Pierre Trigano
philosophe et psychanalyste, il est l'auteur de L’Inconscient de la Bible (Réel Éditions,
7 tomes)