L’université, dernier lieu de civilisation
Un des secteurs où se manifeste le plus les crises que traversent nos sociétés me paraît être celui de l’éducation et de l’université. Aussi loin que ma mémoire remonte dans les péripéties gouvernementales de notre pays, il y a toujours eu un ministre de l’éducation nationale voulant faire des réformes régulièrement refusées par les principaux acteurs du système scolaire et qui, au bout de quelques trimestres, plus rarement quelques années, laisse la place à un autre ministre qui reprend le même scénario. Il serait trop facile d’analyser cette situation en renvoyant dos-à-dos des gouvernements en mal d’initiatives électoralistes et des corporations enseignantes arc-boutées sur leurs intérêts catégoriels. Consciemment ou non, c’est à travers son système d’éducation et d’enseignement qu’une société se définit et c’est probablement le sens même de nos sociétés qui est en cause.
La crise du système d’enseignement ne date pas d’aujourd’hui. Analysant, à la fin du XIXe siècle, la crise de l’université allemande, Frédéric Nietzsche s’exprimait ainsi : « Depuis maintenant dix-sept ans, je ne me lasse pas de mettre en lumière l’influence déspiritualisante de notre activité scientifique actuelle. Le rude ilotisme auquel l’effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est l’une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est d’une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées » 1. Par delà la situation particulière de l’université allemande au XIXe siècle, dénoncée par Nietzsche, il y a là un diagnostic sur la perte de sens d’une université qui se limiterait à la juxtaposition sans fin des savoirs parcellisés et très formatés.
Dans un récent entretien, le généticien Axel Kahn, président de l’Université Paris V, rappelle avec beaucoup de justesse ce que devrait être le projet universitaire. « Je conçois l’université comme le dernier lieu de la civilisation. C’est un lieu d’exception, un espace où se produit cette alchimie par laquelle des regards différents et des savoirs divers s’appuyant les uns sur les autres permettent d’avancer vers le progrès. L’université, par étymologie universelle, vit de cette confrontation des savoirs. Voilà pourquoi il est essentiel d’y croiser toutes les formes d’expression de l’esprit. Celles qui font appel à la rationalité, autant que celles qui visent à la création de beauté et engendrent une émotion esthétique ». Or, constate Axel Kahn : « Je déplore que ce qui fait les hommes remarquables, aujourd’hui, soit plus leur fortune, quels qu’aient été les moyens de sa constitution, que le talent. On est dans une société où l’avoir supplante l’être ». D’où le malentendu fondamental sur l’expression « société de la connaissance » réduite, selon lui, par les autorités européennes, « à une société où la science débouche sur des technologies, des produits » 2. C’est, en quelque sorte, étudier plus pour gagner plus !
Une université « lieu de civilisation » invite à quitter les camps retranchés de nos certitudes pour rencontrer des esprits porteurs d'autres points de vue. Elle annonce le crépuscule des idoles, c'est-à-dire des savoirs se prétendant définitifs et indépendants. Elle ouvre le champ du travail permanent de co-construction de l'avenir qu’Axel Kahn définit ainsi : « Rendre des jeunes gens capables de remettre en question le réel. Développer ce regard, cette approche du monde, est bien plus important qu’une simple formation aux connaissances et aux compétences d’un métier donné ».
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 13.03.10
1 - Friedrich NIETZSCHE : Crépuscule des Idoles. Ce qui manque aux Allemands §3 in Œuvres Philosophiques Complètes, Tome VIII* Gallimard 1974 p. 103.
2 - Axel KAHN : Je conçois l’université comme le dernier lieu de civilisation. Entretien dans le supplément Le Monde Éducation du journal Le Monde du 10 mars 2010, page 12.