L’influence chrétienne sur la construction européenne (1)
Première partie : De Constantin à Emmanuel Mounier
L’Union européenne est actuellement au centre de nombreux débats, que ce soit sur les vertus ou défauts réels ou supposés de l’euro ou sur le rôle qu’on lui fait porter dans les dégâts collatéraux de la mondialisation. Le but de cet article n’est pas de répondre à ces accusations mais de prendre de la hauteur pour voir d’où vient l’idée d’Europe unie.
Il ne s’agit pas non plus d’entrer ici dans le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe, débat qui a agité les conventionnels réunis pour élaborer une Constitution pour l’Europe entre 2001 et 2003 mais d’apprécier, au fil du temps, l’influence des milieux chrétiens dans la construction de l’Europe unie.
Cette influence n’est ni exclusive – car de nombreux acteurs de l’union de l’Europe ne font pas référence au christianisme – ni anecdotique car elle a été durable ; elle s’inscrit dans l’histoire du continent européen depuis les origines de la chrétienté.
Au fil des siècles, de nombreux penseurs de l’unité du continent ont été influencés par le souvenir d’un âge d’or au cours duquel l’Europe aurait vécu en paix sous la double férule de l’Empire Romain et de la chrétienté triomphante. Cet âge d’or aurait disparu avec les invasions barbares pour laisser place à des royaumes puis à des États-nations perpétuellement en guerre les uns contre les autres jusqu’à l’horreur absolue que représentent les deux Guerres mondiales, véritables guerres civiles européennes. La construction de l’Europe était, pour ses instigateurs dans les années 50, l’antidote à cette boucherie.
Nous verrons successivement quelle était la réalité de cet âge d’or puis la contribution de ces penseurs chrétiens et enfin l’apport décisif de la démocratie chrétienne à la construction européenne dans les années 50.
En 313, l’empereur romain Constantin adopte, par l’édit de Milan, la religion chrétienne. Il en profite pour prendre en main une église encore faible et peu organisée. La foi devient une affaire d’État et le concile de Nicée (325) se tient sous le regard vigilant de l’empereur. Une brève réaction païenne a lieu, à l’instigation de l’empereur Julien (361-363) mais un de ses successeurs, Théodose (379-395), élève le christianisme au rang de religion d’État (édit de Constantinople 381) et interdit la pratique des anciennes religions sous peine de mort. Dès lors, l’Empire romain et le christianisme s’appuient l’un sur l’autre.
Il faut analyser cette période de paix et d’ordre en Europe, sous la férule d’un Empereur chrétien.
Tout d’abord, géographiquement, elle ne concerne que le bassin méditerranéen. Des pans entiers du continent européen ne bénéficient pas de la pax romana. L’empire romain s’étend jusqu’au Rhin et au Danube ; le nord-est de l’Europe n’est pas concerné, car la présence romaine outre Rhin et outre Danube a été fugace.
Ensuite, la paix civile est une notion relative car l’Empire romain connaît, au cours de son dernier siècle d’existence, de nombreux coups d’état, des guerres civiles, des conflits avec les Perses, des invasions dites « barbares » (à partir de 375) et une scission en deux parties rivales, l’Empire d’Occident et l’Empire d’Orient.
Enfin, la paix religieuse est toute relative ; outre les persécutions contre les païens, les chrétiens se déchirent entre eux (lutte contre l’arianisme, 318-381).
En 476, Odoacre, général romain d’origine germanique, dépose le dernier empereur d’Occident, Romulus Augustule. Le flambeau de la romanité et du christianisme est repris officiellement par l’Empire romain d’Orient.
Après la disparition de l’Empire d’Occident, l’Europe est passablement morcelée. À l’Ouest, des royaumes barbares se partagent les dépouilles de l’Empire.
Mais son fantôme hante toujours les rois « barbares » ; dès que l’un d’entre eux veut se hausser au-dessus des autres, il tente d’endosser la légitimité que confère le fait d’être le successeur de l’empereur. Pour cela, il s’appuie sur une autre légitimité, celle du pape : Le roi franc Charlemagne (768-814) recrée en 800, en s’appuyant sur la papauté, un empire chrétien revendiquant la filiation romaine ; l’empereur romain d’Orient, Michel 1er, le reconnaît d’ailleurs comme empereur d’Occident. L’axe de cet empire n’est plus la Méditerranée mais le Rhin.
Là encore, l’empire carolingien ne recouvre pas toute l’Europe : l’Europe orientale au-delà de l’Oder, la Scandinavie et les îles britanniques sont hors de portée des troupes carolingiennes, la péninsule ibérique est sous domination musulmane et les Balkans restent dans l’Empire byzantin.
Curieusement, les limites de l’Empire carolingien correspondent à celle de la future Communauté européenne lorsqu’elle était limitée à six États membres entre 1951 et 1973 !
Bien que le clergé ait souhaité son maintien, l’Empire carolingien disparaît, victime des découpages dynastiques, des invasions étrangères et du morcellement politique créé par le développement de la féodalité.
Le partage instauré par le traité de Verdun (843) est lourd de conséquences pour l’avenir : il crée un royaume franc occidental (future France), un royaume franc oriental (future Germanie) et, entre les deux, une Lotharingie s’étirant des Pays-Bas à l’Italie dont les deux précédents empires se disputeront les morceaux pendant plus de mille ans !
Les empereurs du saint Empire romain germanique (issu du partage de Verdun) affichent leur « descendance romaine » avec l’appui, plus ou moins sincère ou intéressé selon les cas, de la papauté ; ils se font couronner à Rome. Mais cette construction hétéroclite n’est guère solide car affaiblie par le principe de l’élection de l’empereur par les grands dignitaires allemands. Elle sera cependant durable, puisque le coup de grâce ne sera porté qu’en 1806 par Napoléon 1er.
Les relations de l’église catholique avec le Saint Empire dégénèrent à certains moments en conflits violents dès lors que leurs intérêts divergent (querelle des investitures, lutte entre guelfes et gibelins 1075-1122).
La naissance d’états monarchiques centralisés accélère le fractionnement du continent européen ; certes, ce sont des états chrétiens mais qui n’hésitent pas à contester l’autorité papale. Le mythe d’un occident chrétien uni derrière son pape, mis à l’honneur pour les besoins de la mobilisation en faveur des premières croisades, ne résiste pas aux ambitions conquérantes des souverains. Même la menace turque (siège de Vienne en 1683) ne ressoude pas l’unité de la chrétienté : François 1er s’appuie sur l’Empire ottoman pour prendre à revers le saint empereur romain germanique Charles Quint !
Au XVIe siècle, la rivalité entre royaumes chrétiens se prolonge outre-mer lors de la constitution d’empires coloniaux. L’unité spirituelle de l’Europe occidentale vole en éclat avec la Réforme et les guerres de religions. Une nouvelle coupure naît, encore visible aujourd’hui, entre une Europe du nord protestante, une Europe du sud catholique et une Europe orientale orthodoxe : les actuels débatteurs sur l’avenir de la zone euro utilisent la même ligne de fracture !
Au sud-est de l’Europe, l’Empire romain d’Orient s’est hellénisé sous l’appellation d’Empire byzantin. Malgré une tentative pour reconquérir le pourtour méditerranéen sous Justinien (527-565), il se limite bientôt aux Balkans et à l’Asie mineure. Il agonise pendant mille ans sous les coups simultanés ou successifs des Perses, des Avars, des Slaves, des Bulgares, des Arabes, des féodaux latins puis des Turcs.
Les querelles religieuses le déchirent : lutte entre partisans de la doctrine de Nestor et ceux de la doctrine de Cyrille (431-451), entre iconoclastes et iconodoules (VIIIe et IXe siècles). Néanmoins, Byzance évangélise avec succès l’Europe orientale.
La contestation de l’autorité du pape à partir du concile de Constantinople (680-681) puis le schisme de 1054 entre églises d’Occident et d’Orient ensuite la prise et le saccage de Constantinople par les croisés d’Europe occidentale en 1204 et enfin la création d’États latins dans les Balkans sont été les étapes d’une rupture religieuse entre les deux moitiés chrétiennes de l’Europe. Pendant neuf siècles (de 1054 jusqu’au concile de Vatican II en 1965), les églises d’Occident et d’Orient se sont excommuniées mutuellement.
Les Turcs ottomans ont porté le coup mortel à l’Empire byzantin en 1453 (prise de Constantinople). Alors les Balkans sont passés sous domination ottomane pendant quatre siècles. La rupture politique avec l’Occident s’ajoute à la rupture religieuse.
Devant cette désunion de l’Europe, de nombreux penseurs, influencés par le mythe de l’âge d’or, imaginent des constructions théoriques censées ramener la paix entre royaumes chrétiens.
Sans entrer dans le détail de ces projets, souvent vagues, on peut résumer sommairement leur contenu et mettre en valeur leurs points communs.
D’une part, certains de ces penseurs imaginent de reconstituer un empire fédérant les royaumes chrétiens : tels sont les projets d’Enjelbert d’Admont vers 1310 (De Ortu et Fine Romani Imperii) ou du poète Dante vers 1318 (De Monarchia)
Pour d’autres, il s’agit d’unir les royaumes chrétiens par un pacte et de soumettre leurs différends à une assemblée représentant les différents princes ; certains projets prévoyaient même une armée commune : telles sont les idées de l’avocat français Pierre Dubois (De Recuperatione Terre Sancte 1306) ou du roi de Bohème Georges de Poděbrady (Traité d’alliance et de confédération... pour résister au Turc 1464),
Au XVIe siècle, il ne s’agit plus de reconstituer la chrétienté ni l’Empire mais, pour Sully, de créer une confédération d’États européens (Le Grand Dessein entre 1620 et 1635) ou pour le Français Emeric Crucé de constituer une organisation mondiale d’arbitrage des différends, incluant l’Empire ottoman et le Japon (Le nouveau Cynée 1623). L’Anglais William Penn (Essay towards the Present and Future Peace of Europe 1693) et l’abbé de Saint Pierre (Le projet de paix perpétuelle 1712) réfléchissent à la pacification des rapports entre royaumes et à l’unification de l’Europe.
Les XVIIIe et XIXe siècles vont voir les projets se sophistiquer sous l’influence de la révolution américaine qui engendre la première grande fédération d’États. Par contre, les références à l’unité chrétienne sont désormais absentes, remplacées par la liberté et le libre échange comme moyens d’atteindre la paix perpétuelle.
Emmanuel Kant (Zum ewigen Friede 1795), le comte de Saint-Simon (De la réorganisation de la société européenne 1814), Victor Hugo (Appel en faveur des États-Unis d’Europe 1849), Proudhon (Principe fédératif 1863) avancent des projets pour l’Europe qui hésitent entre confédération d’États et fédération de peuples.
Ces idées resteront circonscrites à un cercle d’intellectuels et n’influenceront guère les souverains.
Ces derniers, après le bouleversement napoléonien, mettent en place une Sainte Alliance (congrès de Vienne 1815) qui fait référence à une « nation chrétienne » mais il s’agit d’une alliance souple d’autocrates bien décidés à écraser toute velléité de résurgence de l’impérialisme français ou d’éclosion de mouvements démocratiques. Ce concert européen, fondé sur un équilibre instable des puissances, tentera de circonscrire toutes les crises affectant le continent et ses prolongements coloniaux, jusqu’à la Première guerre mondiale.
La première guerre mondiale provoque la naissance d’un mouvement pacifiste symbolisé par la formule « plus jamais ça ! ». L’unification politique de l’Europe et la réconciliation franco-allemande semblent des réponses porteuses de paix pour l’avenir.
Parmi les courants intellectuels sensibles à ces idées figurent des démocrates-chrétiens. Marc Sangnier (1873-1950) milite en faveur du pacifisme et pour la réconciliation franco-allemande avec la Jeune République ; il réunit en 1926 au château de Bierville (Boissy-la-Rivière, Essonne) 10 000 jeunes européens qui jurent fidélité à l’Europe. Les démocrates chrétiens soutiennent les projets d’unification européenne de Richard Coudenhove-Kalergi (L’Union paneuropéenne 1923) et d’Aristide Briand (Le lien fédéral européen 1929).
Les catholiques Emmanuel Mounier et Jacques Maritain, le protestant Denis de Rougemont écrivent dans des revues telle que Esprit, Ordre nouveau ou Plans, recherchant une nouvelle voie entre capitalisme, fascisme et communisme : elle s’enracinerait dans la famille, le métier, la cité, la région, la nation et l’Europe.
Pendant la Seconde mondiale, des catholiques anti nazis fondent le cercle de Kreisau (Propriété des Moltke en Silésie) autour de Helmuth Von Moltke et prônent une fédération européenne. Ils seront pour la plupart pendus avant la fin de la guerre.
(à suivre)
Frédéric
Bourquin