L’immensité de la fragilité humaine
La presse écrite et les journaux télévisés nous ont longuement entretenus, cette semaine, du désarroi d’habitants de Vendée et de Charente-Maritime submergés par la rupture des digues qui étaient censées les protéger des vagues de l’océan. En une nuit, l’immensité de la fragilité humaine s’est brusquement révélée à tous. Des vies ont été emportées et les intérieurs de maisons longuement et amoureusement construits au fil des années ont été dévastés. Dans ce désastre, tous les observateurs ont noté qu'une grande solidarité avec les personnes sinistrées s’était manifestée. Beaucoup ont ouvert la porte de leur maison à ceux qui avaient tout perdu.
Dans nos sociétés individualistes obsédées par l’assurance et la précaution, ce type d’événement vient nous rappeler la fragilité fondamentale de nos vies. Face à elle, nos principes de précaution, nos contrats d’assurance, nos escouades d’agents de sécurité sont certes utiles mais radicalement insuffisants. Aucun système technique et administratif, aussi perfectionné soit-il, ne peut nous délier de la responsabilité que nous avons les uns envers les autres et qui peut seule construire une société humaine. Le philosophe Paul Ricœur notait que le lieu de la fragilité, « c’est la responsabilité de chaque citoyen. Il faut qu’il sache que la grande cité est fragile, qu’elle repose sur un lien horizontal constitutif du vouloir-vivre ensemble » 1
En 2009, l’Institut de science et de théologie des religions de l’Institut catholique de Toulouse s’associait à l’Arche de Jean Vanier pour organiser un colloque sur le thème de la fragilité, qui réunit plus de mille personnes 2. Bernard Ugeux, coorganisateur de ce colloque, exprimait ainsi le désir qui habitait les promoteurs de cet événement : « Désir profond d’arrêter de nier notre identité vraie, notre douceur intérieure, nos effondrements et nos blessures alternant avec nos dons. Il devait être possible d’entendre un autre discours, de rassembler une foule sur un autre postulat, de nous réunir, nous tous qui voulons être pleinement des hommes sans être des héros » 3.
Ainsi, par-delà les belles images de la publicité qui nous somment d’être beaux, riches et souriants et les injonctions d’un certain management entrepreneurial qui ne cesse de nous mettre en situation de défi et de concurrence avec autrui, l’expérience de la fragilité devient inauguratrice de l’humain en l’homme. Comme le disait Marie Balmary, lors de ce Colloque, « Ce que la force ne peut pas, la fragilité le peut : elle est présence sans menace pour l’autre. Là, on entre dans l’autre monde : celui de l’être avec l’autre » 4.
Toute vie rencontre la crise et l’échec. Il ne s’agit ni de les nier, ni de s’y complaire mais de les vivre comme des chemins vers plus d’humanisation. C’est ce qu’exprimait avec beaucoup de justesse Lytta Basset : « Le devenir de l’expérience de fragilisation se laisse entrevoir ainsi : nous ne serons plus jamais comme avant ; potentiellement, nous avons rejoint tout être humain dans une existence également précaire pour chacun ; nous devinons que nous ne pourrons jamais nous passer des autres : quelle que soit la prochaine fragilisation, ils seront là ; et nous désirons garder la mémoire de ce qui nous a permis de traverser le temps de cette fragilisation » 5.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 06.03.10.
1 - Paul RICOEUR : Responsabilité et fragilité. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°76-77, p.135, 2003.
2 - Les actes de ce colloque ont été publiés sous le titre : La fragilité, faiblesse ou richesse ? Éditions Albin Michel, 2009. Textes de Marie Balmary, Lytta Basset, Xavier Emmanuelli, Éric Geoffroy, Jean-Marie Gueulette, Elena Lasida, Lama Puntso, Bernard Ugeux, Jean Vanier
3 - Op. cit. pages 14-15
4 - Id. page 39
5 - Id. page 79