L’homme, étranger en ce monde…
selon le gnosticisme et le soufisme persan
La notion d’étranger est sans doute universelle. Mais bien répandue aussi est celle d’un état inné : l’homme se sent « étranger », il se sent séparé de son origine, une origine qui lui a donné l’avant goût de la félicité, de l’union, un ressenti d’amour absolu.
Le « sentiment océanique » dont on a parlé dans la psychologie au XXe siècle est bien emblématique de cette expérience originelle. On y voit au minimum le souvenir instinctif du bien-être de la vie in utero (vie dont on sait à présent qu’elle n’est pas toute félicité, car le fœtus ressent les souffrances de sa mère et a aussi ses formes de souffrance à lui). Mais des philosophes, des mystiques font partir ce sentiment d’une expérience bien plus vaste et transpersonnelle : la patrie de l’âme est le monde de lumière et d’amour qu’est la Source divine, origine de tout être.
Sans vouloir aller trop loin des traditions qui sont dans notre horizon culturel depuis de longs siècles, nous penserons à Platon et aux néoplatoniciens, en particulier à Plotin, à Proclus, au Pseudo-Denys, mais aussi aux diverses expressions de la pensée gnostique. La gnose – ou le gnosticisme - est un très vaste ensemble qui s’est exprimé en plusieurs langues, dans plusieurs religions et philosophies du bassin méditerranéen depuis l’Antiquité et plus encore depuis l’Antiquité tardive. Les gnostiques sont dualistes et pensent que l’homme, depuis son origine dans le monde de la lumière qui est tout entier bonté et connaissance, est « tombé » dans l’obscurité de la matière : là, il est en « exil ». Il est prisonnier. Il a les yeux fermés, ses sens sont les gardiens de sa prison, et s’il se languit de sa patrie c’est le signe qu’il aspire à se réveiller du sommeil dans lequel il est tombé. Le sentiment d’être un étranger sur cette terre, d’être en exil est donc un premier pas vers le réveil, le début d’un processus de retour vers notre origine, vers ce monde de la lumière divine qui est notre véritable patrie.
En plus de la religion mazdéenne et sa réforme zoroastrienne qui sont proprement persanes, la vaste aire persane a connu dès l’Antiquité des traditions très diverses : le bouddhisme a pénétré très avant en Iran, à commencer par l’actuel Afghanistan (rappelons-nous les gigantesques bouddhas de Bamyan que les Talibans ont détruits à la bombe), la culture grecque a laissé sa marque indélébile pour des siècles avec Alexandre et ses successeurs, le christianisme a été très actif, puis le manichéisme qui est né en Iran et s’est diffusé de là jusque très loin vers l’ouest (de notre côté) et vers l’est (jusqu’à la Chine). Enfin seulement, l’islam est arrivé avec la conquête arabe dans la deuxième moitié du VIIe siècle mais a mis des siècles avant de s’implanter définitivement partout.
Encore faut-il préciser que la version persane de l’islam est bien spécifique : elle n’est d’ailleurs pas « une » mais diverse. Tout ce qui a précédé l’islam a laissé sa marque profonde, en particulier la pensée grecque et le gnosticisme (dont beaucoup de textes ont été diffusés en grec, mais aussi dans toutes les langues du bassin méditerranéen et de plus loin). La profonde trace néoplatonicienne et gnostique est majeure ; de très nombreux auteurs persans en ont été conscients et l’ont déclaré nettement dans leurs écrits, dans leurs enseignements. Je parle ici principalement d’auteurs à orientation mystique, qu’ils soient des mystiques au sens propre ou qu’ils soient des poètes et des philosophes à visée mystique. Mais ces distinctions ne sont pas franchement pertinentes car elles se recoupent et se superposent le plus souvent : les mystiques se sont exprimés souvent en vers et ont été souvent des philosophes, ou plus exactement des « théosophes ». Quant aux auteurs littéraires, je n’en connais presque pas qui soient exempts d’une orientation spirituelle plus ou moins implicite ou affirmée.
Je ne donnerai ici que deux exemples – très connus en occident, et bien entendu en orient aussi - de grands auteurs persans qui ont mis l’accent sur le thème de l’étranger, mais il faut être conscient que cela est présent en arrière-plan presque partout : Djalâl od-Dîn Rûmi, au XIIIe siècle, et Hâfez au XIVe siècle.
Très célèbre est le début du Mathnavi (c’est-à-dire un recueil d’enseignements, immense) de Rûmî :
« Écoute la flûte de roseau, écoute sa plainte,
Des séparations elle dit la complainte :
‘Depuis que de la roselière on m’a coupée,
En écoutant mes cris, hommes et
femmes ont pleuré.
Pour dire la douleur du désir sans fin,
Il me faut des poitrines lacérées de chagrin.
Ceux qui restent éloignés de leur origine
Attendent ardemment d’être réunis….’ » 1
Le début de ce long prologue est chanté par d’innombrables musiciens depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, il est l’emblème de toute la mystique de l’amour qui est au centre de l’islam persan mais aussi, indépendamment de la religion, au centre de la littérature persane jusqu’à l’époque contemporaine.
Le motif central est ce roseau qui, dans sa première existence, vécut l’union béatifique, puis fut coupé de sa roselière pour devenir flûte : flûte dont le son plaintif (en effet le son du ney, la flûte persane, est plaintif et nostalgique) chante désormais sa douleur d’être séparée, étrangère en ce monde, exilée, chant dont le but est tout entier de se réunir à l’amour premier. Le symbole de cet amour (’eshq), sera appelé l’Ami, l’Aimé, tandis que l’exilé sera appelé l’Amant (âsheq). Un motif central, lui aussi, sera celui du voyage, de la voie (râh), chemin ou pèlerinage, qui ramène le cheminant (sâlek) ou pèlerin à sa patrie, à notre origine dont la nostalgie nous habite irrémédiablement. Celui qui sait comment cheminer est le « connaissant »,’âref, celui qui sait les étapes et le comment de la Voie.
Ces motifs simples et fondamentaux animent toute la poésie persane, et aussi la mystique : l’amour, le voyage. Ajoutons-y l’ivresse, au sens figuré (du moins en mystique), alias la folie d’amour car
« La flûte dit le récit du chemin plein de sang
Et les histoires des fous d’amour et des amants.
Il faut avoir perdu la raison pour comprendre. » 2
Cette brève introduction nous met en présence des thèmes fondamentaux mais aussi du lexique de base de la mystique persane, avec ces quelques mots que nous avons cités en persan.
On voit donc à quel point la nostalgie, la douleur de l’étranger, de l’exilé, est le ressort de cette vision de l’homme et de sa destinée. Douleur, et surtout douleur d’amour, qui est la condition nécessaire du réveil, du cheminement, et de la réintégration dans la proximité de l’Aimé :
« Le royaume de l’union avec toi était, depuis le commencement, la demeure du cœur.
Jusqu’à quand laisseras-tu en exil ce cœur vagabond ? » 3
L’un des ghazals du Dîvân-e Shams, un recueil immense (22 000 distiques) de poèmes d’amour écrits par Rûmî après qu’il eut perdu son ami et maître spirituel Shams 4 de Tabriz, scande ce refrain tout au long de son déroulement : « Reviens enfin à l’origine de ta propre origine » :
« Bien qu’en apparence tu sois fils de la terre
Tu es le fils des perles de la certitude.
Tu es le gardien fidèle du Trésor de la Lumière divine.
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine. » 5
Nous avons vu le célèbre exorde du Mathnavi de Rûmî : non moins célèbre le début du Divân de Hâfez. Hâfez, l’un des plus grands poètes persans, vécut à Chiraz au XIVe siècle, et nombre de ses ghazals sont chantés. Beaucoup d’iraniens disent que le Dîvân de Hâfez 6 est « le Coran de l’homme iranien ». Au cœur du premier ghazal, ces deux distiques :
« Pour moi, quelle assurance d’une vie heureuse, à l’étape où est l’Aimé,
Alors qu’à chaque instant, les clochettes lancent cet appel : ‘Attachez les litières !’ ?
Nuit sombre, frayeur de la vague, tourbillon si terrifiant !
Comment comprendraient-ils ce que nous éprouvons,
ceux qui, sur les rivages prennent tout à la légère ? » 7
La situation, très concrète, du premier de ces deux distiques est celle de la caravane : il y a des étapes, où tout le monde s’arrête. Mais celles-ci peuvent être très brèves, si brèves que, à peine s’est-on arrêté, les clochettes attachées aux litières se remettent à tinter, appelant de nouveau au départ imminent. L’idée est qu’il n’y a aucun repos dans la Voie de l’amour : l’amoureux est sans cesse sur le qui vive, sans cesse en route.
La situation du deuxième distique est celle du voyageur en mer : nuit noire, tourbillon, vagues effrayantes, l’amoureux exilé risque sa vie à chaque instant. Il est par nature un étranger ballotté par les vagues, il est terrifié, alors que les sédentaires, ceux qui demeurent « sur le rivage » sont tranquilles et ne portent, eux, que des « charges légères » : les mots sont très concrets, là encore. Il y a clairement deux catégories de gens : ceux qui dorment tranquilles dans la matérialité, satisfaits de leur condition, inconscients de leur véritable nature et de leur véritable destination, et ceux qui ont pris conscience, qui se sont mis en route, pour lesquels il n’y aura plus de repos. Mais les uns comme les autres sont des étrangers sur cette terre : certains le savent, les autres l’ignorent. Parmi ces exilés, les uns sont devenus des « amoureux, ivres et fous d’amour », les autres sont seulement des « ivrognes », hébétés, aveugles et sourds.
« Heureux le jour où je quitterai cette étape délabrée !
Je cherche le repos de l’âme et partirai à la trace de l’Aimé.
Je sais que l’étranger ne parvient nulle part, pourtant
Je partirai attiré par l’odeur de Ces cheveux en désordre 8.
(…) S’il me faut marcher sur la tête comme le calame, sur Sa voie
j’irai le cœur fendu 9 et les yeux en pleurs.
J’ai fait le vœu que si un jour je sors de ce chagrin,
J’irai joyeux à la porte de la Taverne en déclamant des ghazals.
Par passion de Lui, dansant à la façon de l’atome de poussière,
J’irai jusqu’au bord de la source du soleil éclatant. » 10
« Cette étape délabrée » est notre monde. L’étranger est voué à l’errance, même s’il sait QUI il cherche : il n’y a de place nulle part pour lui, et jamais il n’est « arrivé ». La « Taverne » où il a fait vœu d’aller, c’est le lieu de « l’ivresse » où se rassemblent les Compagnons, tous ceux qui sont conscients et engagés dans la voie de l’Amour, c’est le lieu des « fous d’amour » qui se vouent à la célébration de l’Aimé dans la danse sacrée (sama’), la récitation du Nom de l’Unique 11, la méditation chantée. L’image du dernier distique est très célèbre dans toute la poésie persane, surtout depuis Rûmî : chacun d’entre nous est comme un atome, un petit atome de lumière issu du Soleil divin, dansant dans le rayon de lumière, conscient ou non que son voyage de retour ascensionnel est entamé.
Cette « étape délabrée », cette « étape d’exil » 12 dans laquelle nous sommes serait-elle par elle-même mauvaise, comme pour les gnostiques ? Non, car tout ce qui EST vient de LUI :
« Les deux mondes sont l’unique éclat de Sa face.
Je te l’ai dit ouvertement, en secret également. » 13
Les deux mondes, c’est-à-dire « ce monde-ci » – monde mélangé, fait d’eau et de boue, de lumière et d’obscurité, de bien et de mal –, et « ce monde-là » – monde de lumière, monde qui est pure expression divine – sont tous deux « l’éclat de Sa face » : il n’y a rien qui ne vienne de Lui, cela c’est à la fois la profession de foi (« je te l’ai dit ouvertement ») de l’islam et une expérience des mystiques (« je te l’ai dit en secret », car dans l’expérience ineffable de l’union, l’unicité abolit tous les contraires).
Ainsi ce qui fait de nous des étrangers, ce n’est pas le « lieu » où nous sommes, c’est l’état de conscience qui est le nôtre. Savons-nous qui nous sommes ? Tout est là ! Si nous le savons, nous savons que nous sommes « familiers » 14 de l’Être divin, car nous avons été créés à sa ressemblance : « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur » comme le dit ce très célèbre adage spirituel en islam. Or l’essence de TOUT ce qui EST, l’essence divine par excellence, c’est l’amour.
Laissons, à travers le calame de Rûmî, le dernier mot à l’Aimé lui-même :
« Je suis venu te prendre par la main
Pour te priver de ton cœur et de toi-même et te mettre dans le Cœur et dans l’Âme.
Je suis venu (…) pour t’enlacer de mes bras et t’étreindre.
Je suis venu pour te conférer, dans cette demeure, la splendeur. » 15
Par l’amour, la patrie est enfin retrouvée : demeure de la splendeur !
Claire Kappler
CNRS, Paris
1 - Traduit par Leili Anvar-Chenderoff dans son livre excellent : Rûmî, la religion de l’amour, Paris, éditions Entrelacs, 2004, p. 260.
2 - Ibidem, p. 261.
3 - Mowlânâ Djalâl od-Dîn Rûmî, Odes mystiques, traduction par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammed Mokri, Seuil, Point, Sagesses, 2003 (1e édition aux éditions Klinksieck, 1973). Ghazal 143, page 160. Le ghazal est l’une des formes poétiques les plus répandues, il peut être chanté et l’est d’ailleurs souvent.
4 - Shams signifie Soleil.
5 - Rûmî, Odes mystiques, ghazal 120, p. 140-141. Extrait.
6 - Un dîvân est un recueil de poèmes. Celui de Hâfez atteint presque les 500 ghazals, c’est une œuvre immense souvent traduite mais la seule traduction intégrale en français, récente et excellente, par un grand spécialiste, est celle-ci : Hâfez de Chirâz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Fouchécour. Paris, Verdier poche, 2006. Les références que je donne renvoient à cette traduction, que tout le monde peut se procurer facilement et à prix accessible.
7 - Hâfez, ibidem, ghazal 1, p. 85, distiques 4 et 5 (sur 7).
8 - La chevelure de l’Aimé (ici le Bien Aimé divin) est objet de désir par excellence, elle est parfumée, pleine de boucles qui symbolisent des « hameçons » prêts à attirer le plus d’amoureux possible. Les cheveux en désordre représentent l’état amoureux où l’on est « éperdu », hors de soi : on a quitté l’ordre des conventions, on est sorti de tous les sentiers battus.
9 - Le calame, outil du scribe et du poète, est un roseau fendu à son extrémité (présentée ici comme sa « tête ») et il laisse couler des « larmes » d’encre.
10 - Hâfez, ibidem, ghazal 351, p. 891-892. Distiques 1, 2, 5, 6, 7 (sur 9).
11 - Qui s’appelle le dhikr (prononcer zikr).
12 - « Cette étape d’exil », ghazal 353, 1er vers, p. 894.
13 - Hâfez, ghazal 355, 3e distique, p. 902.
14 - Dans cette poésie, la notion inverse et complémentaire de l’étranger/exilé, c’est « le familier », « l’intime », celui qui est dans la proximité de l’Aimé, qui est dans sa demeure.
15 - Rûmî, Odes mystiques, ghazal 322, page 207, premiers vers.