L’éthique : un décor ou une exigence ?
Dans son discours d’ouverture de l’assemblée plénière de printemps de l’épiscopat français, le cardinal André Vingt-Trois a déploré le niveau de la campagne électorale actuelle : « Ma première préoccupation concerne le risque de scepticisme des électeurs à l’égard de l’action politique, du personnel politique en général et des candidats aux élections en particulier. La gravité de la crise de notre société, amplifiée par la dramatisation de l’information pourrait susciter chez certains une sorte de fatalisme » 1.
En effet, les idéologies sont en déroute, les religions sont suspectes de dogmatisme et renvoyées à la sphère privée, la politique, comme l’actuelle campagne électorale le montre, suscite de plus en plus des tentations abstentionnistes. Où trouver alors ce « supplément d’âme » dont le plus borné des apparatchiks a encore besoin pour le vibrato final de son discours ? La « morale » faisant ringard, l’éthique apparaît comme un des discours encore audibles.
Un peu partout fleurissent des comités d’éthique dont l‘existence fait partie de la panoplie complète du bon manager. Cette inflation n’est pas sans poser question. Lorsque on entend les proclamations « éthiques » de certains dirigeants ou encore les propos vendus dans des séminaires sur « l’éthique de l’entreprise », on reste quelque peu perplexe sur la fonction de ce discours. L’éthique serait-elle le dernier décor en trompe l’œil à la mode capable de donner un horizon de profondeur aux platitudes gestionnaires ? Bref, l’éthique serait-elle le nouvel « opium du peuple » ?
Opium du peuple, en effet, si l’éthique se borne à un discours général sur le triste état du monde et une incitation à la réforme des comportements… des autres ! Par contre, l’éthique prend toute sa signification lorsqu’elle devient une exigence qui me concerne, m’interroge, me dérange, me débusque de mes trop faciles conforts pour m’amener à prendre mes responsabilités.
Dans une lettre de prison adressée à sa femme, Vaclav Havel, alors dissident et futur Président de la République tchèque, écrivait ceci : « L’idée de Levinas que “ quelque chose doit commencer”, que la responsabilité établit une situation éthique asymétrique, et que cela ne peut pas être prêché, mais supporté, correspond en tous points à mon expérience et à mon opinion. Autrement dit, je suis responsable de l’état du monde. J’ajouterai même que si l’on a des exigences étonnamment lourdes vis-à-vis des autres, c’est généralement le signe infaillible que l’on n’est pas prêt à les assumer soi-même. Le conflit entre les paroles et les actes est un des aspects de la crise d’identité et est à lier au phénomène de la spécialisation ; les experts en responsabilité n’ont pas besoin d'être responsables eux-mêmes parce que ce n’est pas pour cela qu’ils sont payés. J’ai souvent posé ce problème dans mes pièces (de théâtre) : tu te souviens peut-être que les discours éthiques les plus cohérents sont souvent prononcés par les personnages les plus faibles et par les plus fieffés coquins » 2.
L’acteur éthique est celui qui, modestement, prend le risque d’une dissidence, non pas au nom d’un je ne sais quel don quichottisme, mais tout simplement parce que, sujet humain responsable, il ne peut se contenter de « répéter ». Comme le dit Vaclav Havel après Levinas, chacun d’entre nous « a quelque chose à commencer ».
Et, pour vraiment commencer, peut-être faut-il d’abord se désintoxiquer de ce qui nous est assené quotidiennement comme évidences.
Bernard Ginisty
1 – Journal La Croix du 27 mars 2012, page 13
2 – Vaclav Havel : Lettres à Olga, Éditions de
l’Aube, 1990, pages 340-341