L'esprit ou la lettre ?
Parmi les nombreux gestes " évangéliques", du pape François, celui qui a peut-être touché le plus profondément chrétiens et non-chrétiens, c'est le lavement des pieds de jeunes détenus dans la banlieue de Rome.
Pour les premiers, ce geste rappelle celui de Jésus – incompris des disciples – au soir du Jeudi saint, où le Seigneur de l'univers se comporte comme un esclave, avant de subir le supplice des esclaves, la Croix. Les non-chrétiens ont souvent été frappés par le fait qu'une jeune musulmane participait à cette cérémonie, avec la double " tare " aux yeux de certains " puristes " d'être à la fois femme et non-chrétienne [alors qu'il aurait fallu, selon le rituel, douze pieds droits d'hommes de piété éprouvée].
Cet acte accompli par le chef de l'Église on peut le comprendre comme destiné à souligner le caractère universel du salut proposé par Jésus.
Mais le lavement des pieds, après avoir été un geste hautement signifiant de Jésus, au point de remplacer chez saint Jean le récit détaillé de la Cène, est devenu un rite 1. Chacun sait que, sans le respect exact et rigoureux des rites, ce serait le " chaos liturgique ". C'est ce que dénonce avec vigueur un, probablement très savant, Adolfo Ivorra, " docteur en théologie liturgique de l'Université ecclésiastique San Damaso de Madrid ". Il ajoute : « S'il vous plaît, Votre Sainteté, je vous demande de suivre fidèlement les rubriques de votre propre rite, le rite romain, et de donner aux autres prêtres et évêques l'exemple de la fidélité aux principes de l'Église. Le Pape n'est pas un monarque absolu à la mode des dirigeants laïques, mais il reconnaît, comme disait Benoît XVI, que la liturgie est une réalité qui nous est donnée et non à reconstruire selon nos goûts ».
Plusieurs remarques à cette apostrophe.
Premièrement – remarque importante mais la moins intéressante pour la question qui nous occupe – on aimerait bien que les responsables de la hiérarchie ecclésiastique se souviennent plus souvent que le pape n'est pas un monarque absolu. En l'occurrence, ils devraient être heureux qu'un nouveau pape illustre si bien leur revendication : un chef libre et libérateur.
Deuxièmement, il n'est pas évident, hélas, que l'exemple de fidélité aux principes de l'Église donné par les papes serve aux autres prêtres. Le prouve un certain nombre de scandales perpétrés ces dernières années, pendant des pontificats dont les titulaires étaient eux-mêmes sans reproche.
Plus sérieuse est la dernière critique que l'on peut adresser au liturgiste scrupuleux. Ainsi les papes devraient suivre les rubriques du rituel ! Ils les ont pourtant modifiées au cours des siècles : pensons à saint Pie V qui a imposé la liturgie romaine à la plupart des autres pratiques locales, souvent vénérables. À propos de l'observation des règles, on se souviendra des scribes et des pharisiens en train de reprocher à Jésus de ne pas suivre la loi de Moïse concernant le respect du Shabbat, mais n'hésitant probablement pas eux-mêmes à tirer leur âne du puits s'il y était tombé. Plus grave, l'honorable " docteur en théologie liturgique " aurait-il mis en demeure Jésus de lancer la première pierre sur la femme adultère ? Il en avait le devoir et le droit : d'une part, c'était suivre la loi de Moïse (Lévitique 20,10), que Jésus n'abolissait pas, et d'autre part il était lui-même sans péché.
Il est hallucinant et suicidaire, au moment où on parle tant de " nouvelle évangélisation " et où l'Église romaine présente quelques signes de fatigue, qu'on veuille nous ramener à l'observance stricte de règles (liturgiques, mais aussi éventuellement dogmatiques) qui se sont établies au long du temps, parfois à l'occasion d'événements circonstanciels historiquement datés.
Qu'il faille respecter des codes, bien sûr, c'est la sauvegarde des sociétés ; mais pas au prix de l'espérance et de la charité.
Merci au pape François de nous indiquer, de nouveau, cette voie royale, avec intuition et imagination. La fidélité à la tradition n'est pas simple répétition, elle doit, pour rester vivante, demeurer créative.
Marcel Bernos
1 – Ordre prescrit des cérémonies qui se pratiquent dans une religion, Émile Littré.