L’espace laïc, lieu des itinéraires spirituels
La question de la laïcité continue de susciter dans notre pays des débats d’importance majeure. En décidant d’afficher dans toutes les écoles de la République une charte de la laïcité, le gouvernement a suscité les réserves des représentants de certaines religions, ou, plus exactement, de certains courants au sein de ces religions. Comme la laïcité à la française s’est construite à travers la lutte contre le cléricalisme catholique, elle est suspectée par certains d’être une machine de guerre contre les religions.
En instaurant l’espace de l’éducation nationale comme laïc, la République Française affirme que chaque être humain est appelé à une responsabilité personnelle dans l’accès aux questions du sens et des valeurs qui éclairent l’existence.
Si le domaine religieux constitue l’espace des langues maternelles du sens, le spirituel commence avec la seconde naissance. Nous avons tous reçu, de façon plus ou moins formelle, une langue maternelle faite d’une synthèse d’éléments traditionnels, éthiques, médiatiques sans lesquels une vie humaine ne peut se construire. Chacun, à un moment donné, est conduit à en faire l’épreuve personnelle. Toutes les grandes écoles de spiritualité indiquent, pour ce passage, la nécessité d’une prise de distance par rapport à son milieu d’origine et d’une transformation de sa conscience.
En langage chrétien, cela se dit ainsi : nul ne peut faire partie du Royaume s’il ne renaît de l’Esprit. À ceux pour qui la filiation abrahamique constituait en soi une justification, le Christ ne cesse de rappeler que le donné de l'histoire ou de la géographie ne saurait constituer quelque privilège que ce soit. « Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : “nous avons pour père Abraham”. Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham. » 1 Revendiquer sa généalogie ou sa géographie comme porteuse, par elle-même, de justification a autant de « sens » que la pierre que les hasards et la pesanteur ont fixé à tel ou tel endroit.
Finalement, c’est la distinction des « ordres », telle que la définit si lumineusement Pascal, qui donne tout son sens à la laïcité En refusant de confondre l’ordre de « l’esprit » et celui qu’il appelle « de la charité », il fonde l’espace laïc comme l’analyse Jacques Julliard dans son ouvrage Le choix de Pascal : « Si paradoxal que cela puisse paraître, Pascal fut d’abord pour moi professeur de laïcité. Et à ce titre le plus moderne des écrivains. On ne peut aborder le monde d’aujourd’hui sans la distinction pascalienne des corps, de l’esprit et de la charité. Seule cette distinction permet de penser la laïcité autrement que comme une sorte d’impasse sur le religieux ; seule cette distinction peut faire du croyant l’égal de l’agnostique en manière de laïcité. Je dirai même que dans la perfection pascalienne, c’est la foi et non l’agnosticisme qui rend la laïcité nécessaire. Un croyant, parce qu’il est contraint d’envisager de façon distincte la question de la foi et celle de la politique, a en somme traversé l’épreuve test qui est le critère de la laïcité. L’agnostique, parce que cette distinction lui est provisoirement inutile, est un laïque par absence ou par défaut. Que se passera-t-il quand il rencontrera la foi, la foi religieuse, ou même la foi philosophique, comme on l’a vu avec les religions séculières telles que le marxisme ? Il est guetté par la confusion des plans » 2.
Bernard Ginisty
1 – Évangile de Matthieu 3,9
2 – Jacques Julliard : Le choix de Pascal, Éditions Desclée de Brouwer, 2003 p. 42