L’argent a épuisé les « éthiques non renouvelables »
Ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Cahuzac prend l’allure d’un feuilleton à épisodes qui ébranle la société politique française. Au-delà des dérives individuelles, elle témoigne de l’envahissement de la fascination de l’argent dans l’espace public ridiculisant progressivement les valeurs éthiques qui donnaient sens au vivre ensemble.
Analysant la société capitaliste, l’économiste François Perroux écrivait ceci : « Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont ni imprégnés ni animés de l’esprit de gain et de la recherche du plus grand gain. Lorsque le haut fonctionnaire, le soldat, le magistrat, le prêtre, l’artiste, le savant sont dominés par cet esprit, la société croule et toute forme d’économie est menacée. Les biens les plus précieux et les plus nobles de la vie des hommes que sont l’honneur, la joie, l’affection, le respect d’autrui ne doivent venir sur aucun marché » 1.
Dans son ouvrage intitulé L’Argent, Dieu et le Diable, Jacques Julliard montre comment le primat de l’argent a peu à peu dissous les trois éthiques constitutives de notre histoire européenne : l’éthique aristocratique de l’honneur, l’éthique chrétienne de la charité, l’éthique ouvrière de la solidarité.
Ces trois éthiques posaient le primat de valeurs collectives sur les intérêts purement individuels. Or, constate Jacques Julliard, « l’argent a littéralement dynamité ces trois éthiques et la bourgeoisie a été l’agent historique de cette dénaturation des valeurs. Certes, pour que la société tienne ensemble le monde bourgeois est bien obligé d’aller puiser dans le stock des valeurs accumulées avant lui sous les anciens codes éthiques. Mais, comme le monde industriel actuel épuise sans les renouveler les ressources naturelles accumulées dans le sous-sol pendant des millions d’années, le monde bourgeois fait une effrayante consommation de conduites éthiques non renouvelables » 2.
Et c’est un des grands managers internationaux, Emmanuel Faber, vice-président de la multinationale Danone, qui fait le bilan de cette lente évolution : « Nous sommes à la fin des années 1980, c’est l’explosion de la finance en France. Elle est partout et sa puissance paraît sans limite. (...) D’un seul coup, les liens de causalité s’estompent. L’équation est totalisante. Dotée d’une telle puissance rhétorique et de l’invincibilité avérée de l’efficience des marchés, la finance semble avoir le pouvoir de mettre la réalité au monde et de lui indiquer sa visée téléologique. Alpha et Oméga » 3.
La crise qui secoue la société française dépasse les petits calculs politiciens entre la gauche et la droite, car elle annonce l’épuisement de ce que Julliard appelle les conduites éthiques non renouvelables. Une telle situation nécessite des acteurs pour qui le travail d’évolution personnelle ne se sépare pas de l’engagement dans la société.
C’est ce qu’exprime avec beaucoup du justesse Philippe Leconte, ancien président du Conseil de Surveillance de la société financière La NEF (Nouvelle Économie Fraternelle) : « La ressource pour guérir le monde de la délinquance financière généralisée ne réside pas dans une quelconque idéologie qui voudrait imposer un meilleur fonctionnement du monde. La véritable ressource est de reconnaître l’existence de cette quête essentielle de fraternité présente au cœur de chaque être humain, juste à côté de celles de la liberté et de l’égalité. Son vrai nom est l’amour » 4.
Bernard Ginisty
1 – François Perroux : Le Capitalisme, PUF, collection Que sais-je ? 1951, page
105
2 – Jacques Julliard : L’argent, Dieu et le Diable Éditions Flammarion, 2008, page 30
3 – Emmanuel Faber : Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement. Éditions Albin Michel 2011, page 19
4 – Philippe Leconte : Revoir notre rapport à l’argent. La monnaie n’est pas une chose, c’est un lien. In ouvrage collectif sous la direction de Christine Marsan :
S’approprier les clefs de la mutation, Éditions Chronique Sociale 2013