Jésus et moi, juif peu pratiquant
Je l’avoue en rougissant : jamais je ne m’étais interrogé sur une relation aussi inattendue.
Juif peu pratiquant, je côtoie la communauté et le temple une ou deux fois par mois, ce qui fait de moi un peu plus qu’un « Juif de Kippour », c’est à dire pas tout à fait un mécréant, mais tout de même pas un pilier de synagogue. Le plus ennuyeux dans l’histoire c’est que mes présences par intermittence en ces lieux saints s’accompagnent d’autant de prises de becs ou presque avec les autorités rabbiniques, et je crains fort de terminer comme ce pauvre Spinoza, excommunié par ses pairs hollandais et contraint de polir des verres optiques le restant de sa vie. Car comme lui, et la comparaison avec le grand homme s’arrête là, je suis un fervent adepte de l’esprit critique. Croyant le plus souvent, je suis saisi par le doute de façon récurrente et envie souvent ceux qui, pétris de certitudes, semblent couler des jours heureux. L’une des raisons de ce doute tient en deux mots : la Shoah. Je me demande sans cesse où était D. à ce moment- là et s’il existe, comment il a pu laisser faire l’indicible. Intéressé par l’étude, éternel étudiant en tout et notamment du talmud, je prends un plaisir fou à questionner les textes sacrés, de préférence avec un ami ou deux, comme le veut la tradition. Et si nous parvenons toujours en 2013 (5773 selon le calendrier hébraïque) à nous quereller sur l’interprétation de ces écrits millénaires, c’est sans doute qu’ils demeurent plus vivants que jamais, riches de signification et d’inspiration, aptes à donner un peu de sens à nos vies effrénées et tellement matérielles.
Mais revenons à Jésus. Selon le judaïsme, il est un Juif à part entière, bien plus religieux que moi, certainement même à la hauteur d’un rabbin. Il s’est ensuite affranchi des règles établies et j’aurais tendance à le considérer comme le premier Juif libéral de l’histoire, puisant ses racines dans l’Ancien Testament avant d’emprunter une autre voie. Je n’ai pas d’animosité à son égard ni d’empathie particulière, mais me situe dans une sorte d’entre-deux.
D’abord, je ne le reconnais pas comme le messie, donc comme le sauveur ou le fils de D. D’ailleurs, si l’on s’imprègne de la première phrase du Chéma, prière majeure de mon culte, récitée matin, midi et soir et que l’on retrouve sur les portes des maisons juives, il est écrit : « Écoute Israël, Éternel est notre D., Éternel est un ». On comprend que dans une telle acception du monothéisme, D. est indivisible : pas de dualité ni de trinité possible. D. ne peut avoir de fils puisqu’il est immatériel, n’a pas de début ni de fin. Au XIIe siècle, le célèbre savant et penseur juif Moïse Maïmonide ne disait pas autre chose en définissant ainsi le principe central du judaïsme : « Dieu est Un - Il n'est pas deux ni plus de deux, seulement Un ». Ainsi les textes autorisés du judaïsme rejettent Jésus en tant que Dieu, être divin, intermédiaire entre les hommes et Dieu, messie ou saint. Pour ma part, les choses ne sont pas aussi arrêtées et il doit bien y avoir une parcelle de D. en chacun de nous, une étincelle prête à se révéler. Sinon que signifierait l’idée selon laquelle D. a fait l’homme à son image ?
Ensuite, Jésus a fait évoluer la loi originelle. Or mon sentiment est que les hommes n’ont pas vocation à modifier ladite loi pour l’ensemble de la collectivité, mais qu’en revanche ils doivent en tant qu’êtres pensants se positionner par à rapport à celle-ci. User de son libre arbitre, ce n’est pas à mon sens changer les règles établies par D. mais décider en conscience de les respecter ou pas. C’est précisément ce qui me différencie des Juifs libéraux qui ont modifié la loi ,pour l’adapter à la modernité ou la rendre plus attractive : selon eux, il est possible de conduire ou d’allumer les lumières à Shabbat, et bien d’autres sacrilèges encore... Ainsi, et croyez-bien que je n’en tire aucune gloire, j’allume ma lampe de chevet le samedi matin pour bouquiner dans mon lit, pire encore les livres feuilletés ne sont pas toujours sacrés ; il m’arrive de rouler nonchalamment ce même jour chômé à 50 km/h dans les rues désertes de Marseille, dans ma vieille C4 gris métallisé, et n’exige pas pour autant un amendement consistorial pour être en harmonie avec le dogme. Que Jésus considère que les règles ne lui conviennent pas et qu’il en tire toutes les conséquences pour lui l’honore. Qu’il ait entraîné dans son sillage des disciples, pourquoi pas. Les soucis arrivent lorsque ces nouvelles règles condamnent à ses yeux les précédentes et réciproquement lorsqu’on ne le laisse pas penser et pratiquer à sa guise. Était-il nécessaire d’arriver à un schisme ? Pour ma part je le regrette.
S’il n’y a donc pas chez moi d’indifférence vis-à-vis de Jésus et de son message, Le Christ n’en est pas pour autant un modèle.
À y regarder de plus près, il y a pourtant une communauté de destin entre le peuple juif et le peuple chrétien. Car si le premier attend toujours avec ferveur l’arrivée du messie Ben David (affilié au roi David), le second espère en son retour, à la résurrection de Jésus. Ainsi nos deux communautés tendent vers ce désir, cet idéal. L’attente du sauveur sert de moteur, pousse les hommes à être meilleurs, car leurs actes sont tournés vers la préparation de l’événement :, ils doivent mériter sa venue et cherchent donc à transcender leurs attitudes. Pour le judaïsme, le messie ne viendra que si chaque Juif respecte au moins une fois dans sa vie le Shabbat. Autant dire qu’il n’est pas près d’arriver ! J’espère que les conditions du retour de Jésus sont plus accessibles...
Toujours est-il que l’envie d’entrer dans l’ère messianique ou de la voir réapparaître donne aux croyants cette envie de vivre, cet élan vers des lendemains qui chantent. De vous à moi, on peut se demander ce qu’il adviendra le jour où l’envoyé de D. unanimement reconnu par tous se présentera devant nous. Le monde deviendra- t-il parfait ? Immobile ? Cet état de bonheur apparent, de paradis terrestre, va- t-il maintenir l’élan de vie évoqué plus haut ou au contraire va- t-il l’éteindre ? L’attente n’est-elle pas au fond la situation la plus fructueuse pour l’être humain ? Qu’arrive t-il une fois le désir assouvi ? Un nouveau désir ? Ou bien la béatitude (qui ne me stimule guère) ?
Mais cessons un instant ces divagations philosophiques pour toucher à l’essentiel. L’avènement du messie, que les uns appellent Jésus, d’autres David (ma piètre connaissance des autres religions m’empêche de poursuivre la liste), a pour moi une toute autre portée, si l’on veut bien s’écarter d’une pensée magique et si l’on quitte une posture attentiste pour miser sur une implication réelle et personnelle, ici et maintenant. L’idée messianique est à mon sens le signal donné à chacun pour basculer résolument d’un amour prioritairement voué à D. vers une attention portée d’abord sur autrui. Pour le philosophe Emmanuel Levinas, cet intérêt, cette disponibilité que l’on accorde à son prochain se rassemblent en un seul concept : celui de la responsabilité. En hébreu, le bien apporté à autrui de façon désintéressée s’appelle le « Hessed ». Il y a ici sans nul doute un terrain de proximité avec les idées véhiculées par Jésus et les premiers chrétiens. Tout compte fait, des connexions se font jour au bout du chemin. Mieux encore, voilà qu’un lien imprévu se noue à présent entre Jésus et ma pauvre créature.
Au moment où je rédige ces quelques lignes, la communauté juive s’apprête à commémorer Pessah, la sortie d’Égypte puis l’exode, symbole de la liberté retrouvée. Alors, même si la période des vœux est largement dépassée, permettez-moi ce simple souhait, amis chrétiens, juifs et d’ailleurs, celui de nous comporter comme des hommes et des femmes libres et de mettre humblement cette liberté au service des autres. Soyons « responsables », et délectons- nous jour après jour de ces petits riens que l’on offre aux autres. Car ce simple regard, ce sourire, ce moment authentique d’écoute permettent non seulement à cet autre d’être reconnu et de retrouver l’envie d’aller de l’avant, mais il nous enrichit sans cesse et nous conduit sans crier gare tout droit vers le bonheur.
Soyez heureux !
Éric Penso