Jésus et Marie : le grand amour… vraiment ?
En optant pour ce titre, je me suis résigné à me rendre coupable d’un plagiat de notre dossier récent À bout de souffle… vraiment ?, pensant qu’il me serait pardonné car j’évitais ainsi de faire trop dans la provocation en utilisant des titres bien plus efficaces sur les moteurs de recherche, comme « Jésus et sa mère : je t’aime moi non plus ? » ou « Jésus et sa mère : une liaison dangereuse ? ».
En effet, le présent article a pour objet de poser clairement une question :
« La relation entre Jésus et sa mère était-elle sereine ou conflictuelle ? »
Avant de donner quelque réponse que ce soit il est évidemment indispensable d’étudier, même succinctement, les épisodes des évangiles où Jésus et sa mère entrent en contact.
Les rencontres de Jésus avec sa mère
La constatation immédiate est qu’elles sont peu nombreuses et nous aurons tôt fait d’en dresser l’inventaire :
Le Recouvrement au Temple
Jésus a douze ans ; il est donc proche du jour où il deviendra Bar Mitsvah, fils du commandement 1, c’est-à-dire considéré comme adulte et en mesure de se conformer aux 613 commandements de la loi de Moïse.
C’est dans ce contexte que l’évangile de Luc le montre en train de débattre avec les Docteurs de la Loi dans le temple de Jérusalem, alors que ses parents le cherchent depuis trois jours. Luc précise, non sans humour sans doute, qu’il posait des questions aux docteurs et que ceux-ci étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses ! Jésus s’y comporte donc bien en adulte. C’est pour cela qu’à sa mère qui lui fait part de sa détresse et lui dit « mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? » il répond qu’en tant que jeune adulte (et non plus enfant ) il doit « être aux affaires de [son] père »… Il insinue aussi – vertement sinon méchamment – qu’ayant vécu en tant qu’actrice principale l’Annonciation de l’ange Gabriel et tous les épisodes précédents de cet évangile elle ne devrait pas être surprise par cet événement : « ne saviez-vous pas que je dois être ? » (le pluriel du verbe englobe Joseph, qui est le grand muet des évangiles)…
Luc prend d’ailleurs soin d’encadrer cet épisode par les mentions « l’enfant grandissait, se fortifiait et se remplissait de sagesse » (2,40) puis « Jésus croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (2,52) : Jésus est bien passé de l’enfance à l’âge adulte dans cette péricope.
Et sa première parole – parole d’adulte – remet vertement sa mère à sa place : « De quoi te mêles-tu ? ».
Bien sûr vous pouvez, amis lecteurs, me faire remarquer qu’aussitôt Luc croit bon de rajouter : « Jésus redescendit avec eux et il leur était soumis » !
Mais le fait est là : Marie ne comprend déjà plus son fils, qui lui échappe !
Les noces de Cana
C’est la seule rencontre entre Jésus adulte confirmé et sa mère, au deuxième chapitre de l’évangile de Jean. On note immédiatement deux éléments importants : d’une part Marie y est appelée « la mère de Jésus » et son fils l’appelle « Femme », d’autre part il est évident qu’ils ne sont pas venus ensemble à ces noces : « La mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité » (2,1-2).
Je ne m’étendrai pas sur la lecture symbolique "vertigineuse" que l’on peut faire de cette péricope (et qui est esquissée dans mon article Dieu et son peuple : la triple Alliance) et m’en tiendrai au « dialogue » entre Jésus et sa mère.
Elle lui dit : « ils n’ont pas de vin ». Notez au passage, amis lecteurs, qu’il n’est pas dit « ils n’ont plus de vin », lecture extrêmement terre-à-terre de cette intervention que font certains. Je vous laisse imaginer la portée spirituelle de cette affirmation catégorique de Marie.
Notre sujet nous oblige à nous arrêter sur la réponse de Jésus, que la Bible de Jérusalem “traduit” par « que me veux-tu, femme ? », en grec « ti émoï kaï soï, gunaï, littéralement : « Quoi à moi et à toi, femme ? »
On a – évidemment – beaucoup travaillé dans les milieux catholiques pour gommer la virulence de cette réponse de Jésus (qui est censé être un fils parfait vis-à-vis de sa mère !). Regardons donc rapidement les occurrences de cette phrase dans la Bible (car il y en a plusieurs !) :
Dans le nouveau Testament : Marc 5,6-7 (parallèle en Luc 8,28) : Voyant Jésus de loin, il (l’homme de Gérash possédé d’un esprit impur) accourut, se prosterna devant lui et cria d'une voix forte : « Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, fils du Dieu Très-Haut ? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas ! »
Dans le premier Testament : Juges 11,12 : Jephté envoya des messagers au roi des Ammonites pour lui dire : « Qu'y a-t-il entre moi et toi pour que tu sois venu faire la guerre à mon pays ? » ; 1Rois 17,18 où [la maîtresse de maison] dit à Élie : « Qu'y a-t-il entre moi et toi, homme de Dieu ? Tu es donc venu chez moi pour rappeler mes fautes et faire mourir mon fils ! ». Il en est de même en 2Rois 3,13, en 2Chroniques 35,21, en 2Samuel 16,10 et 19,23.
Comment peut-on affirmer que cette réponse est soft et filiale ? Jésus dit clairement à sa mère, une nouvelle foi : « De quoi te mêles-tu ? ».
Marie cherche son fils
Nous abordons là, dans les synoptiques, des épisodes de la vie publique de Jésus (les seuls où Marie apparaît) qui ont donné lieu à bien des commentaires sur deux points fondamentaux : la relation entre Marie et Jésus (sujet de cet article) et l’évocation des frères et sœurs de Jésus.
Le combat (le mot n’est pas trop fort) relatif à l’existence ou non de ces frères et sœurs ne finira sans doute jamais, car reconnaître leur existence supposerait pour l’Église catholique l’abandon de pans entiers de la mariologie, aussi bien dogmatique que pieuse : virginité perpétuelle de Marie, modèle de celles qui ont fait vœu de chasteté (ou même seulement de célibat), rôle quasi nul de Joseph qui ne devait pas « souiller » la femme qui avait donné naissance au fils de Dieu et – un pape l’a dogmatisé… dix-huit siècles plus tard – qui a bénéficié d’une conception immaculée, etc.
Pourtant les frères de Jésus sont clairement mentionnés en Marc 6,3 : « Celui-là n'est-il pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? ».
C’est pourquoi circulent depuis des siècles plusieurs hypothèses :
1 – La plus célèbre s’appuie sur l’affirmation qu’une particularité réputée « bien connue » des langues anciennes est que les mots frères et sœurs désigneraient aussi les cousins et cousines car ces langues manquent cruellement de vocabulaire. J’évoque cela au cours de réunions bibliques que j’anime ici ou là et tout le monde, ou à peu près, acquiesce. J’évoque alors la Visitation (Luc 1,36.39-45) et déclare : « Nous allons maintenant étudier l’épisode où Marie rend visite à sa sœur Élisabeth »… Tollé général : « Élisabeth n’est pas sa sœur mais sa cousine ! » J’y réponds en souriant : « vous voyez bien qu’il y a un mot pour désigner la cousine ! »… Mais si vous êtes quand même d’accord avec cette explication, vous êtes-vous demandé pourquoi Marie a eu la drôle d’idée de se faire accompagner par ses neveux et ses nièces pour tenter de récupérer son fils ?
2 – Une autre hypothèse, reprise ou initiée par divers apocryphes, est que ces frères et sœurs seraient les enfants que Joseph, l’époux de Marie, aurait eus lors d’un premier mariage et dont les apocryphes (textes non retenus par l’Église dans le Nouveau Testament) parlent abondamment ; dans ce cas ils ne seraient même pas des demi-frères et demi-sœurs de Jésus, puisque Joseph n’est pas, disent les évangiles, son père biologique…
3 – Une autre hypothèse encore est que les auteurs du Nouveau Testament évoqueraient ainsi des frères et sœurs « spirituels », ceux avec lesquels il aurait partagé sa prédication et qui perpétueraient son enseignement. Mais comment expliquer alors que Jean, à la fin du récit des noces de Cana évoqué ci-dessus écrive : « ses disciples (ceux qui l’avaient suivi au chapitre 1) crurent en lui » mais ne dit rien de la “conversion” des autres personnages, en particulier de ses frères. Jean ajoute alors : « il descendit à Capharnaüm, lui, ainsi que sa mère et ses frères et ses disciples…
Quant à la conversion de ses frères, on peut en juger en lisant Jean 7,3 : Ses frères lui dirent : « Passe d'ici en Judée, que tes disciples aussi voient les œuvres que tu fais : on n’agit pas en secret quand on veut être en vue », alors que juste avant Jean avait mentionné que « Jésus (…) n’avait pas le pouvoir de circuler en Judée parce que les juifs cherchaient à le tuer ». Voilà des frères qui veulent envoyer leur frère au “casse-pipe” et qu’on ne peut confondre avec des disciples ! Jean le note encore en disant : « Pas même ses frères ne croyaient en lui. » (Jean 7,5)
N’est-ce pas clair ? Disciples et frères, combats différents…
Nous arrivons ainsi au cœur de la réflexion sur les rapports entre Marie et Jésus, car on est obligé de remarquer que Marie est toujours liée à ses fils et filles, les frères et sœurs de Jésus.
Visiblement il ne vit ni avec sa mère ni avec ses frères comme le suggère Marc 3,20-21 : « Il vient à la maison (à Capharnaüm) et de nouveau la foule se rassemble (…) et les siens, l'ayant appris, partirent pour se saisir de lui, car ils disaient : “Il a perdu le sens”. » Dans les siens il y a Marie.
Suivent les versets fameux où Jésus est dans « la maison » évoquée à l’instant quand on lui dit : « ta mère et tes frères sont là dehors et cherchent à te parler » ; il répond : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » et tendant la main vers ses disciples il dit : « Voici ma mère et voici mes frères. Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère » (Matthieu 12,48-50).
Je résume la réponse de Jésus : « en voulant me détourner de ma mission ma mère et mes frères et mes sœurs ne font pas la volonté de mon Père qui est aux cieux » !
On a dans cet épisode deux informations fondamentales : la distinction claire entre les frères de sang et les disciples, ainsi que la manifestation évidente de l’antagonisme entre Jésus et sa famille, y compris Marie, elle qui pourtant a vécu l’Annonciation, la Visitation, la visite des Mages, la Présentation au Temple, le Recouvrement au Temple… tous ces événements qu’elle « gardait dans son cœur », comme aime à le dire Luc. Elle ne devrait pas être aussi étonnée par le comportement de son fils.
Parlons encore plus clairement : Jésus considère que sa mère, ses frères et ses sœurs s’opposent à sa mission et y font donc obstacle !
Encore une fois Jésus répond, à propos de sa mère : « De quoi se mêle-t-elle ? ».
Marie au pied de la Croix
J’ai écrit (il y a déjà quatre ans !) un article intitulé Marie, fille de Sion et mère des chrétiensauquel je vous suggère de vous reporter, amis lecteurs.
J’y proposais une lecture symbolique et théologique de cet épisode, Marie et le disciple aimé étant les représentants respectifs du judaïsme (Marie fille de Sion) et du futur « peuple chrétien » (le disciple).
Faire une lecture fondamentaliste de cet épisode (considéré alors comme « historique ») qui montre Marie au pied de la Croix n’est à mon avis (comme pour celui de Cana) pas souhaitable, même si elle apporterait de l’eau à mon moulin en montrant que les relations de Jésus avec ses frères et sœurs étaient à ce point détestables qu’il a remis sa mère au disciple bien-aimé et non à eux…
En effet, les trois synoptiques contredisent Jean et précisent explicitement et de façon unanime que les personnes présentes se tenaient à distance (et non pas au pied) de la croix : il y avait là de nombreuses femmes qui regardaient à distance, celles-là même qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée et le servaient, entre autres Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de Joseph et la mère des fils de Zébédée (Matthieu 27,55-56 ; parallèle en Marc 15,40-41 et Luc 23,49). Il est bon de noter que Marie mère de Jésus n’y est pas citée, alors qu’on y trouve sans contestation possible Marie de Magdala qui est citée par Jean.
Ce n’est pas cet épisode qui permettra d’apporter de l’eau au moulin des théoriciens du grand amour entre Jésus et Marie, cette dernière y étant encore appelée « femme » et tout à fait « désincarnée ».
On ne doit pas exclure, me semble-t-il, qu’après la mort de Jésus Marie soit restée avec ses enfants et se soit rapprochée – avec eux – des disciples pour essayer de comprendre avec ceux qui avaient fait confiance à son fils les événements qui venaient de se passer et se protéger de l’extérieur (Actes 1,14 : c’est là la dernière mention de Marie dans les Écritures chrétiennes). Elle était sans doute présente au Cénacle le jour de la Pentecôte juive et aux événements décrits dans les Actes des Apôtres (chapitre 2) ; il semble alors que ses frères ont commencé (enfin) à croire en Jésus et on les retrouve ici et là dans les Actes, alors que Marie disparaît totalement.
Jésus et Marie : le grand amour ?
Nous avons fait une étude rapide mais exhaustive des épisodes où la mère de Jésus apparaît dans les évangiles. Nous l’avons vue au Temple, à Cana, cherchant son fils et enfin au pied de la Croix : à chaque fois elle s’est trouvée en opposition avec lui, et lui avec elle ; à chaque fois – sauf à la Croix – Jésus a eu des mots très durs pour elle ; à chaque fois elle s’est tue ou a dit aux servants : « faites ce qu’il vous dira ! », ce qui est aussi une façon de ne plus se mêler de l’affaire.
Où sont la Marie et le fils aimant et docile que nous décrivaient et nous décrivent encore bien des ouvrages pieux, sur papier ou sur toile ?
Où est le Jésus fils parfait d’une mère parfaite de l’iconographie sulpicienne ?
Comment a-t-on pu tirer des textes forts que nous venons d’étudier des conclusions aussi pleines de guimauve, de contre-vérités ou des visions dignes des plus mauvais romans-photos 2 ?
Marie, goutte de la mer 3, humble femme juive dépassée par les événements extraordinaires qui se passaient si près d’elle, ne méritait pas cela.
Son désarroi me touche plus que tous les dithyrambes !
René Guyon
1 – La bar mistvah (pour les garçons de 13 ans) et la bat mitsvah (pour les filles de 12 ans) que pratiquent les juifs est la cérémonie qui correspond au passage des enfants à l’âge adulte. Elles portent ce nom par un effet de métonymie : littéralement, c’est le garçon ou la fille qui est bar et bat mitsvah (fils et fille du commandement) et non la cérémonie ! La « communion solennelle » ou la « confirmation » des enfants catholiques ne sont sans doute pas sans lien avec le passage à l’âge adulte, elles aussi.
2 – La vénérable Maria de Ágreda (1602-1665), mystique espagnole qui faisait partie de la Congrégation de l’Immaculée Conception (plus de deux siècles avant le dogme correspondant) a raconté dans une de ses nombreuses visions sa version de l’épisode où Jésus est recherché par sa mère et ses frères : en voyant la gloire qui devait lui revenir [à elle, Marie], à cause du concours du peuple accouru pour entendre son divin fils, jusqu’à ne pouvoir elle-même l’approcher, [Marie] pria aussi intérieurement de détourner d’elle cette gloire. Le Seigneur l’exauça et lorsqu’une voix cria « voici votre mère et vos parents », notre Seigneur répondit : « ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent ma parole et l’observent. »
À propos de Cana elle raconte ceci : la grande reine [Marie] fut invitée à des noces, que célébraient à Cana, des parents au quatrième degré du coté de sainte Anne. La sainte Vierge y alla et apprit aux époux l’arrivée de son fils avec ses disciples. Ils eurent la pensée à la persuasion de la divine mère, de l’inviter aux noces, et ils le firent en effet. Le Seigneur entra dans la maison et salua les conviés par ces paroles : « que la paix du Seigneur et sa lumière soient avec vous ». Il fit ensuite une exhortation à l’époux, lui enseignant ce qui regardait son état, et les moyens à suivre pour y être saint et parfait. La sainte Vierge fit la même chose à l’épouse, et tous les deux dans la suite restèrent très fidèles à leurs devoirs. (…) À cette occasion s’accomplit le miracle de l’eau changée en vin, au grand étonnement de celui qui présidait le repas comme intendant, et qui était prêtre de la loi. Il s’étonna, parce qu’étant à la première place, et le Seigneur avec sa mère occupant les dernières, il n’avait pas encore appris le miracle lorsqu’il goûta le vin. La réponse de Jésus à sa mère, quid mihi et tibi mulier, ne fut pas faite en manière de reproche, mais avec une grande douceur ; il ne l’appela pas mère, mais femme, parce que depuis quelque temps il n’usait plus avec elle de la même tendresse de paroles qu’auparavant. Saint Jean appelle ce miracle le premier des miracles du Seigneur, parce qu’il fut le premier dont il se déclara l’auteur, mais il en avait opéré un grand nombre d’autres en secret.
Notez que l’évangile de Jean parle de signe et non de miracle…
3 – Cf. l’article Marie, Étoile de la mer ?