Jésus et les étrangers
Les Évangiles ne sont pas des reportages sur la vie de Jésus, ni des œuvres d’historien au sens moderne du mot. Ce sont des témoignages de foi rendus à Jésus, confessé comme Messie et Fils de Dieu après sa Résurrection. Mais à travers eux, les spécialistes savent discerner ce que nous pouvons apprendre concernant la vie de Jésus de Nazareth dans le contexte de son époque.
Jésus, un Juif
Toute la recherche historique sérieuse depuis cinquante ans souligne l’enracinement de Jésus dans l’univers de la religion juive. Jésus a vécu toute son enfance et sa jeunesse en Galilée, et l’identité nationale et religieuse juive était très intense dans la Galilée rurale, depuis le premier siècle avant notre ère. La foi juive environnait et saisissait toute la vie des familles. Jésus fut circoncis dès le huitième jour, il allait en pèlerinage à Jérusalem avec ses parents au moins pour la Pâque, il connaissait les Écritures, la Loi et aussi les Prophètes, les grandes fêtes juives rythmaient la vie collective. Pour avoir une idée de ce monde, il faut se rappeler ce qu’était la Vendée catholique jusqu’aux années cinquante, ou encore une région rurale pauvre comme l’Aveyron, profondément christianisée durant le 19e, sans doute aussi ce qu’on appelle « la Vendée Provençale », toute cette région au Nord du diocèse d’Aix : toute la vie collective est commandée par les données traditionnelles de la foi chrétienne, le respect sacré du dimanche, l’éducation confiée aux écoles chrétiennes, le rythme du travail et les mentalités façonnés par l’arrière-plan religieux.
Jésus, un Prophète juif
La vie de Jésus prit un tournant à l’appel de Jean, le Baptiseur. Aux yeux de Jésus, Jean était « un Prophète, et plus qu’un Prophète, le plus grand parmi les enfants des femmes » (Matthieu 11,9-10). Il attendait l’intervention décisive de Dieu dans l’histoire, qui serait terrible pour tout le peuple, sauf pour ceux qui acceptaient de se convertir et recevaient le baptême. Jésus reçoit le baptême de Jean et dès lors sa vie est changée : il devient lui-même un Prophète juif, mais la tonalité de son message est différente de celle de Jean : Jésus annonce comme imminente la venue du Royaume de Dieu, et c’est une Bonne Nouvelle pour tous, même pour les pécheurs, car le Dieu qui vient à la rencontre des hommes est un Dieu rempli de bonté et miséricordieux : « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de repentir » (Luc 15,7)
Jésus devient en Galilée un prédicateur itinérant, il reste profondément enraciné dans l’univers juif. Il rayonne à partir de Capharnaüm, la ville au bord du lac, il est actif dans les villes voisines au bord du lac, Bethsaïde, « la ville d’André et de Pierre » (Jean 1,44), Chorazéïn, Gennésareth, Magdala, mais jamais les Évangiles ne mentionnent la ville plus importante de Tibériade, récemment fondée par le roi Hérode en l’honneur de l’Empereur régnant, Tibère, et beaucoup plus hellénisée : il semble bien que Jésus l’ait évitée. Il devient rapidement populaire, en particulier à cause des guérisons qu’il opère. Et il se rend régulièrement à Jérusalem, à trois jours de marche au sud, pour les fêtes juives. Il y comptera des amis et des disciples.
La mission de Jésus auprès de son peuple
Le cœur de la vie de Jésus est son attachement absolu au Dieu d’Israël, qui est pour lui de manière unique son propre Père, « Abba ». Quand il guérit des malades au bord du lac, et que les foules s’enthousiasment, elle « rendent gloire au Dieu d’Israël » (Matthieu 15,29-31). Lorsqu’on l’interroge : « Quel est le premier de tous les commandements ? », sa réponse satisfait pleinement le scribe, homme versé dans les Écritures, qui lui a posé la question, tous deux se trouvent en plein accord (Marc 12,29-34). Lorsqu’une étrangère, dans une région qui est aujourd’hui le Sud-Liban, lui demande de guérir sa fille, il répond d’abord, selon Saint Matthieu : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 15,24). Il comprend sa mission comme la restauration d’Israël dans son unité, dans une foi renouvelée au Dieu unique, et c’est déjà une lourde tâche ; il reprend l’image des douze tribus, en choisissant près de lui douze hommes qui sont symbole et anticipation de cette unité à reconstruire ; mais il ne pense pas spontanément que sa mission s’étende aux étrangers. Et l’Évangile selon Saint Matthieu va jusqu’à lui attribuer cette parole, exprimant sa fidélité totale à la Loi juive : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir… Celui donc qui transgressera un seul des plus petits commandements sera déclaré le plus petit dans le Royaume des Cieux » (Matthieu 5,17-19).
L’incroyable liberté de Jésus
Mais dans sa mission prophétique, dans sa conscience de vivre une relation de proximité exceptionnelle avec Dieu, dans son interprétation de la Loi et dans son comportement, Jésus fait preuve d’une liberté incroyable. Car, dans une conscience aiguë de vivre les derniers temps, il tient à ramener toujours à l’essentiel. Et l’essentiel, pour lui, c’est l’amour, ce sont les deux plus grands commandements : « Le premier, c’est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là » (Marc 12,29-31). Jésus vit lui-même avec intensité ces deux commandements. Et cela lui donne une extraordinaire liberté intérieure, qui le met très vite en porte à faux avec les autorités religieuses de son peuple : il n’hésite pas à guérir le jour du sabbat (Marc 3,1-6), il fréquente tous les marginaux, les collecteurs d’impôt détestés parce que corrompus et au service des Romains, les Samaritains considérés comme des déviants, il guérit les lépreux rejetés, il met au premier plan les femmes, dans une société très patriarcale, et il met au centre les enfants, considérés alors comme mineurs et démunis du bien essentiel : la connaissance de la Torah. Dans toutes ces relations, il n’a jamais peur d’être provocant : « Laissez venir à moi les petits enfants… car le Royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent » (Marc 10,14). Il relativise beaucoup les rites et coutumes, alimentaires ou autres : Marc 7,1-23. Ce qui compte pour lui c’est ce qui vient du cœur.
Jésus rencontre des étrangers
Cette liberté étonnante se manifeste aussi dans ses relations avec des étrangers. Un centurion de l’armée romaine lui fait demander par des notables juifs de guérir son esclave en danger de mort, qu’il appréciait beaucoup. Jésus se met en route. Quand alors le centurion fait confiance à Jésus en l’invitant à ne pas venir jusque chez lui : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit », mais en agissant par sa seule parole, « Jésus fut plein d’admiration pour lui… et dit à la foule : Je vous le déclare, même en Israël je n’ai pas trouvé une telle foi » (Luc 7,2-10). Matthieu, en polémique avec les autorités juives de son temps, cinquante ans plus tard, prolongera la parole de Jésus en lui attribuant un commentaire inspiré des Prophètes : « Beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux, tandis que les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors » (Matthieu 8,11-12).
Quand Jésus voyage
Dans les Évangiles on voit souvent Jésus quitter la Galilée et se retrouver en pays non juif au-delà des frontières. Peut-être parce que sa vie en Galilée était menacée, surtout après que le roi Hérode Antipas ait fait exécuter Jean, le Baptiseur : « Pars et va-t-en d’ici, car Hérode veut te faire mourir » (Luc 13,31). De l’autre côté du lac, il est déjà en Décapole, région de dix villes hellénisées avec une population très mélangée. Mais il n’hésite pas, « arrivé dans le pays des Géraséniens », à libérer un « homme possédé d’un esprit impur », selon toute vraisemblance un païen, puisque tout près de là se trouve un troupeau de cochons. Quand le troupeau se jette et se noie dans la mer, les propriétaires s’empressent de demander à Jésus de s’éloigner de leur territoire. Et Jésus dès ce moment encourage l’homme guéri à devenir un témoin de la Bonne Nouvelle : « Va chez toi, auprès des tiens, et annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde » (Marc 5,1-20). Bien sûr, l’historicité de cet épisode assez rocambolesque est discutée par les spécialistes, mais il laisse entrevoir quelque chose de la liberté de Jésus à l’égard de tous, dès lors qu’il s’agit de mettre en œuvre la bonté agissante de Dieu.
La femme syro-phénicienne
Jésus quitte aussi la Galilée en direction du nord, vers ce qui est aujourd’hui le Sud-Liban et qui fut pendant des siècles le pays des Phéniciens, les premiers grands navigateurs sur la Méditerranée, avec les ports de Tyr et de Sidon. Dans ce territoire, Jésus souhaite rester incognito, et il repousse d’abord, nous l’avons vu, la femme païenne qui vient le solliciter. Mais lorsque la femme persévère et montre une foi et une humilité étonnantes : « De grâce, Seigneur ! Même les petits chiens sous la table mangent les miettes des enfants », Jésus, à nouveau dans l’admiration, accède à sa demande : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu’il t’advienne selon ton désir » (Matthieu 15,21-25 ; parallèle en Marc 7,24-30).
La Bonne Nouvelle à portée universelle
Nous pouvons donc conclure : Jésus, durant sa vie, voulait, comme les Prophètes avant lui, ramener son peuple, le Peuple de l’Alliance, à une foi authentique et vivante au Dieu unique, le Dieu d’Israël. Mais il avait conscience de vivre une époque radicalement neuve, le moment où Dieu intervenait dans l’histoire pour réaliser le Royaume de Dieu, « la bonne nouvelle qui annonce la paix, qui apporte le bonheur » (Isaïe 52,7). Ce Royaume de Dieu commençait à être présent avec lui, l’Envoyé de Dieu pour les derniers temps : on est au temps de la joie et de la fête, tout est neuf, la semence du monde nouveau germe déjà : « Jésus tressaillit de joie et dit : Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Luc 10,21). Cette Bonne Nouvelle, Jésus l’adresse à son peuple, dont c’est la mission, d’après les Prophètes, d’être « la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Isaïe 49,6).
C’est après l’événement pascal, après la Résurrection de Jésus et l’arrivée de l’Esprit qui lui est liée, que les disciples de Jésus, tous des Juifs, découvriront, non sans surprise, que les étrangers aussi peuvent recevoir l’Esprit Saint et basculer dans le monde nouveau. Ce sera la grande surprise de Pierre d’après les Actes des Apôtres (Actes 10). La création d’une Assemblée nouvelle, l’ecclesia, où Juifs et étrangers coexistent en totale égalité, n’ira pas sans d’immenses difficultés, que reflètent de nombreux textes du Nouveau Testament. Paul jouera un rôle majeur pour établir que le message de Jésus brise les frontières d’Israël : « Il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme : car tous, vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3,28). Plus tard les évangélistes s’appuieront sur les rencontres de Jésus avec des Samaritains (Jean 4) ou avec quelques étrangers, nous l’avons vu chez Saint Matthieu (8,11), pour donner un fondement à la mission universelle : tous les hommes, étrangers ou Samaritains, publicains ou prostituées (cf. Matthieu 21,31 : « En vérité, je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu »), juifs ou païens, hommes ou femmes, peuvent accéder, à égalité, au Royaume de Dieu.