Je suis un banquier faisant le travail de Dieu !
Le dernier ouvrage de Jean-Louis Servan-Schreiber se veut une analyse sans concession du triomphe de l’argent dans nos sociétés modernes : « Cela ne se crie pas sur les toits, mais tout se passe comme si les riches avaient gagné, financièrement bien sûr, mais aussi politiquement et presque idéologiquement. (…) Journaliste ayant passé trente ans dans la presse économique, j’observe la montée des riches comme symptôme de notre époque. N’est-elle pas à la jonction des deux valeurs reines en ce siècle, l’argent et l’individualisme, lesquels sont faits pour s’entendre, l’un au service de l’autre ?» 1
L’auteur analyse cette prééminence de l’argent aux deux extrêmes de notre société : les délinquants des quartiers dits sensibles et les grands banquiers internationaux. « Pour les dealers des banlieues comme pour les oligarques du profit, la primauté de l’argent entraîne une vision dévoyée de la société actuelle » 2.
Dans les entreprises, les acteurs financiers détiennent le pouvoir : « leurs vrais patrons sont Wall Street et Londres, les vrais censeurs les agences de notation. Entités aux yeux desquelles l’emploi est un fardeau à porter qu’il convient de réduire au maximum » 3.
Dès lors, on comprend que les riches ne prennent plus de gants pour affronter le pouvoir politique puisque leur principal adversaire est la fiscalité. « La manière dont les banquiers et les financiers ont réduit à une peau de chagrin les mesures de régulation que les États voulaient prendre après la crise de 2008 l’illustre de façon éclatante. Les bonus les plus insolents sont repartis de plus belle dès 2009 » 4.
S’appuyant sur les travaux de Thomas Piketty 5, J.L. Servan-Schreiber montre comment la tendance lourde dans les pays occidentaux se manifeste par la juxtaposition d’une croissance autour de 1,5% pendant que les rendements des capitaux tournent autour de 5%. Et c’est le patron de la banque Goldman Sachs, dont on sait le rôle cynique qu’elle a jouée dans la crise grecque, qui célèbre ce triomphe de la rente jusqu’au délire : « Je ne suis qu’un banquier faisant le travail de Dieu. Cette phrase révélatrice et grotesque n’a pas été prononcée par un esprit dérangé, mais par le Primus inter pares des financiers de Wall Street, Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs, la banque emblématique de la sécession des riches » 6.
Que le triomphe de l’argent et de l’individualisme apparaisse à un grand banquier de la planète comme « le travail de Dieu » donne la mesure de la perte des valeurs constitutives de nos sociétés.
Loin de se réfugier dans la complainte ou l’amertume critique, J.L. Servan-Schreiber voit dans l’interconnexion de tous les citoyens par les réseaux sociaux et l’essor puissant des ONG l’émergence d’une valeur montante dans les aspirations collectives. « Elle a, écrit-il, un joli nom, presque désuet, un peu oublié depuis la Révolution française. (…) Peut-être aura-t-elle dû attendre le XXIe siècle pour que son temps arrive : la fraternité » 7.
Bernard Ginisty
1 – Jean-Louis Servan-Schreiber : Pourquoi les riches ont gagné. Éditions
Albin Michel, 2004, pages 20-21
2 – Id. pages 144-145
3 – Id. page 52
4 – Id. page 137
5 – Thomas Piketty : Le Capital au XXIe siècle, Éditions du Seuil 2013
6 – Jean-Louis Servan-Schreiber, op.cit. page 144. Le 14 mars 2012, le New York Times publiait la lettre de démission de Greg Smith de ses fonctions de
directeur exécutif de Goldman Sachs : « Après douze ans passés dans la société, je crois y avoir travaillé assez longtemps pour comprendre l’évolution de sa culture. Et je peux dire
en toute honnêteté que l’environnement y est désormais plus toxique et plus destructeur que jamais. Goldman Sachs est l’une des plus grandes et des plus puissantes banques d’investissement de la
planète. Elle a tellement dévié, par rapport à ce qu’elle était quand j’y étais entré, que je ne peux plus, en mon âme et conscience, m’identifier à ce qu’elle incarne (…). Quels sont les trois
moyens les plus rapides de grimper les échelons ?
a) Convaincre les clients d’investir dans des produits dont nous cherchons à nous
débarrasser parce qu’ils n’ont qu’un faible potentiel de rendement ;
b) Pousser ses clients à acheter ce qui sera le plus profitable à Goldman. Vous allez me trouver démodé, mais je n’aime pas vendre à mes clients un produit qui n’est pas bon
pour eux ;
c) Se retrouver à un poste où l’on a comme mission de négocier des produits opaques affublés de sigles à trois lettres »
Cité par Gaël GIRAUD in Illusion financière, Éditions de l’Atelier, 2013, pages 32-33
7 – Id. page 149