Je rentre chez moi
Depuis 21 ans au moins j'habite tout seul chez moi. Grâce à la libéralité d'amis je peux jouir d'un appartement confortable, véritable arrière-pays d'une vie publique intense et d'une expérience ecclésiale communautaire. Pendant quarante-six ans j'ai vécu soit chez mes parents, soit avec des confrères, ou à Vaise chez ma marraine.
Quand je suis arrivé rue Laennec, je ne savais pas rester seul. Même si à l'âge adulte j'avais toujours eu une chambre et un bureau, même si j'avais fait retraite solitaire dans un monastère, la vie collective m'avait toujours soutenu. Lorsqu'il a fallu puiser en moi l'énergie d'être seul j'ai dû faire un apprentissage d’ermite à temps partiel.
Mais aujourd'hui je rentre chez moi. J'aime l'ambiance silencieuse de mon appartement. Parfois je m'ennuie, mais avec délice. Parfois j'aimerais bavarder de tout et de rien, mais la gourmandise d'être seul me fait renoncer sans difficulté à téléphoner ou à sortir.
Je rentre chez moi, parce que j'ai un rendez-vous avec 3 R : le Repos, le Répit et le Repas.
Je rentre chez moi pour reconstituer, pour assimiler la cueillette d'événements que j'ai effectuée pendant quelques heures.
Je rentre chez moi pour mettre à jour ce qui traîne en moi depuis des semaines, voire des années.
Je rentre chez moi pour ne penser à rien ou pour écrire, ce qui est identique pour moi.
Je rentre chez moi pour regarder la télé ou plonger dans une lecture curieuse.
Je ne rentre pas chez moi pour prier... mais je prie avant de sortir. Quand je rentre je me replie, quand je sors je me déploie.
Si parfois j'ai le sentiment que "rentrer" équivaut à fuir, je chasse bien vite cette pensée. Actuellement j'ai même du mal à comprendre ceux et celles qui ont toujours "quelque chose-à-faire". Ne rien faire me permet d'inventer et d'écouter. Je me lasse du bruit et il me faut du temps pour que se mette en place, en ordre, tout ce que j'ai dit, entendu ou fait.
J'ai besoin de solitude pour classer et comprendre ma vie. Cela peut sembler paradoxal mais ce n'est qu'après avoir écouté la parole d'autrui ou pris moi-même la parole que je saisis le sens de ce que j’ai entendu ou dit. Je le fais sans effort ; au bord du vide et de ce désert surgit en moi, sans voix, une manière de voir, une phrase à écrire, une action pour plus tard.
Quelle chance d'avoir un chez soi. Quel luxe de n'avoir rien à faire et peut-être même rien à penser. Est-ce la vieillesse qui avance ? Je ne sais.
Mais lorsque je ressors et que je parle, surgit alors au fur et à mesure une idée nouvelle qui s'impose comme si, profitant de l'assoupissement de l'âme, elle germait avec force et mûrissait dans un dialogue renouvelé.
Je rentre chez moi et me plante comme dans une terre en jachère, pour mieux produire ce qui voudra bien pousser !
Christian Montfalcon
Rédigé en1995