Je ne veux pas y aller. Je ne veux plus y aller… J’y retournerai…

Publié le par G&S

Impliquée dans sa préparation pour la délégation du Var et ses 300 participants, je suis fatiguée à l’avance : organisation complexe, avalanche d’informations, ordres, contre-ordres (désordre), exigences des uns, découragement des autres, appréhension des improvisations et imprévus qui m’attendent, appréhension d’avoir à me forcer pour rencontrer l’autre. Il fait beau, j’aurais tant aimé profiter de ce grand pont du 8 mai et du Jeudi de l’Ascension en famille, plutôt que me retrouver, sous la pluie, dans un rassemblement de 12 000 inconnus. Et puis pour y apprendre quoi ? N’en ai-je pas suffisamment vu et appris après six années au sein de la diaconie du Var ?

Les Roms. Eux aussi me fatiguent. Je les croise tous les jours dans les rues du centre ville de Toulon. Jour après jour, rue après rue, ils me réclament la pièce. Jamais je ne donne, excepté à celui qui joue de l’accordéon en costume sur le Cours Lafayette. Pourtant, je les vois récupérer les barquettes de frites grasses dans les poubelles, les fruits et légumes pourris laissés par terre par les primeurs du marché. Je suis parfaitement consciente de leur état de survie et de rejet. Mais ne les ai-je pas vu l’autre dimanche à l’entrée de la Cathédrale menacer et tenter de déloger le mendiant français ? Tout le monde ne s’accorde-t-il pas à dire qu’ils sont voleurs, violents, profiteurs, sales, sources d’ennuis et de trafics, arrivés là par quelques réseaux douteux, exigeants sur leurs droits (mais de quels droits parlent-ils donc ?), se rajoutant ainsi à nos problèmes ?

Et aujourd’hui, dans le bus qui m’emmène au rassemblement Diaconia, je découvre qu’il y en a quatre, là, assis quelques rangs devant moi : trois jeunes femmes et un jeune homme. Je ne m’adresse pas à eux mais à leur responsable, membre d’une association. Le jeune homme aux airs durs semble d’autant plus méfiant et inquiet que, d’abord, je ne trouve pas son nom sur la liste des passagers. Comme moi, je crois qu’il n’a pas envie d’être là. Il s’appelle Printisor. Quel beau nom, ai-je immédiatement pensé. Deux des femmes portent les noms de Cosmina et Maria. La troisième s’appelle Sabina. Comme moi. Cette Rom et moi, portons le même nom de baptême.

Parmi les 40 forums proposés aux participants à Diaconia 2013, je choisis celui consacré aux Roms et Gadjés (c’est ainsi que les Roms nous appellent). Je m’y rends avec des pieds de plomb car j’y vais seule et non par plaisir mais par obligation d’essayer de comprendre ce sujet d’actualité. Je m’y fais confirmer que nos poubelles sont plus riches que celles de Roumanie, que les Roms ont des droits européens qu’ils savent faire prévaloir grâce aux juristes qui les accompagnent, que des millions d’euros versés par l’Union Européenne à la Roumanie pour l’intégration de ses citoyens Roms sont détournés à d’autres fins. Et soudain, c’est le choc : nous sommes plusieurs centaines et on nous demande de former des groupes de six avec nos voisins ; aucun de nous ne nous connaissons ; une femme Rom est placée dans mon groupe. Il y a un moment de grande gêne et de silence. Je suis au supplice et me demande vraiment ce que je f... là. Puis les premiers échanges s’engagent : l’on dit son nom, sa ville, l’on explique le choix du forum. Très vite la curiosité me pousse vers la femme Rom.

Je veux savoir : pourquoi ? comment ? quand ? qui ? où ?

Elle s’appelle Maria et parle parfaitement le français. Son mari est arrivé seul il y a dix ans près de Nantes. À la déchetterie où il allait fréquemment pour récupérer, un entrepreneur du BTP habitué à venir jeter lui propose de travailler. Il obtient un CDI. Maria le rejoint. Puis quatre ans après, les enfants arrivent, gardés jusque-là par les grands-parents en Roumanie. Aujourd’hui, l’aînée est aide-soignante et la cadette passe son bac. Maria dit l’impuissance pour la France déjà en crise à gérer les groupes de Roms qui y entrent. Chaque sixaine est ensuite invitée à exprimer en quelques mots au micro ce qui ressort de l’échange. D’abord quelques bras se lèvent, puis c’est une forêt de mains qui réclament et se disputent le micro. Les animateurs du forum ne savent plus où donner de la tête. Des Roms osent parfois prendre la parole, le silence et l’écoute se font plus imposants. Ils sont jeunes, habillés de noir, propres et bien coiffés, ils ont de la gueule. Dans un bon français, ils parlent de leur souffrance, de leur besoin de reconnaissance et leur désir d’intégration. Ils impressionnent la foule qui ne veut plus s’arrêter d’échanger. La "Rencontre" a eu lieu, c’est un succès.

Le jour du retour, alors que je fais l’appel au micro du bus, au nom " Printisor " une voix empreinte d’humour lance : "Absent ! " C’est lui. Alors que je regagne ma place par le couloir central, un paquet de bonbons se tend devant moi. C’est Printisor ; il sourit un peu. " C’est toi l’absent ? " lui dis-je. Je prends un bonbon, le remercie et m’éloigne.

Et la grande question que je me pose, maintenant que je suis de retour à Toulon et que je vais à nouveau circuler dans les rues du centre ville, est la suivante : que va-t-il se passer si je tombe sur Printisor ou Cosmina ou Maria ou Sabina, maintenant que Diaconia 2013 m’a donné de les voir comme des personnes ? Me reconnaîtront-ils ? Oserai-je leur parler ? Oserai-je les appeler par leur nom ?

Sabine Masquin-de Boisséson

Publié dans Réflexions en chemin

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