« Je ne puis me nourrir que de la vérité »

Publié le par G&S

« Jésus, tu le sais, je cherche la vérité 1 »".

La jeune femme qui s'adresse ainsi à Jésus a quelque 22 ans. Elle est depuis sept ans religieuse Carmélite à Therese-Martin--de-Lisieux-.jpgLisieux. C'est une religieuse ordinaire, à ceci près qu'elle est entrée jeune au couvent 2, après avoir quelque peu forcé des portes: celles de sa famille, celles des responsables du Carmel, celles de l'évêque de Lisieux, celles du Pape! Autre particularité: dans ce même Carmel, deux de ses sœurs sont déjà religieuses 3. Une quatrième – Céline, la grande confidente de son enfance ! – rejoindra les trois autres 4: quatre filles Martin dans la même communauté, ça fait beaucoup 5 ! Enfin, cette religieuse dont on disait qu'on ne saurait trop que dire à sa mort 6 a une destinée posthume assez exceptionnelle.

Thérèse Martin a du caractère, un caractère accommodant certes, mais il n'en a pas toujours été ainsi. La mort de sa mère – un cancer du sein lorsque Thérèse avait quatre ans – l'avait rendue timide, hypersensible, "pleurnicharde". Elle le reconnaît elle-même: « J'étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité ; ainsi, s'il m'arrivait de faire involontairement une petite peine à une personne que j'aimais, au lieu de prendre le dessus et de ne pas pleurer, ce qui augmentait ma faute au lieu de la diminuer, je pleurais comme une Madeleine et lorsque je commençais à me consoler de la chose en elle-même, je pleurais d'avoir pleuré… » (Ms A 45r). Ainsi, ce "caractère" n'était pas inné, elle l'a conquis de haute lutte !

Une vérité à conquérir…

À cet égard, l'incident de la nuit de Noël 1886 est déterminant. Thérèse a quatorze ans ; on revient de la Messe de Minuit ; on a (encore !… à son âge !) mis les souliers devant la cheminée. Fatigué, énervé, monsieur Martin fait incidemment la remarque : « Enfin, heureusement, que c'est la dernière année !… » Thérèse entend ces paroles, elles lui "transpercent le cœur". Que faire ? Pleurer ? Non ! : « Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l'escalier et comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers et les posant devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l'air heureuse… » : Thérèse voit dans cet événement son passage à l'âge adulte. Elle vient, dit-elle, de « retrouver la force d'âme qu'elle avait perdue à 4 ans et demi, et c'était pour toujours qu'elle devait la conserver » (Ms A 44v°).

"Battante", elle sait que c'est Dieu qui l'a rendue "forte et courageuse": « Il me revêtit de ses armes et depuis cette nuit bénie, je ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire, je marchai de victoires en victoires et commençai pour ainsi dire, "une course de géant !… » 7" (Ms A 44v°).

Dès lors elle veut, devenir une sainte, non pas d'une petite sainteté au rabais, mais une "vraie" sainteté ! Le Carmel, en ce sens, n'est pas pour elle je ne sais quelle fuite du monde ou refuge douillet : « Ce n'est pas pour vivre avec mes sœurs que je suis entrée au Carmel, c'est uniquement pour répondre à l'appel de Jésus ». Effectivement, au Carmel, elle vient chercher Dieu "pour de vrai"; elle veut le trouver en Jésus, « mon premier, mon seul Ami, toi que j'aime uniquement ».

… et toujours à chercher…

En elle jaillissent des désirs intenses, des désirs tels qu'elle se demande s'ils ne sont pas "un rêve, une folie…" Elle ajoute immédiatement : « Ah ! S'il en est ainsi, Jésus, éclaire-moi, tu le sais, je cherche la vérité… »

Cette quête de la vérité est une constante du tempérament de Thérèse : on en a des échos jusque dans les Derniers entretiens en date du 21 juillet 1897 – quelques semaines avant sa mort, le 30 septembre – : Mère Agnès (sa sœur Pauline, sa "seconde mère") fait dire à Thérèse dans le Carnet jaune : « Je n'ai jamais fait comme Pilate qui refusa d'entendre la vérité. J'ai toujours dit au bon Dieu : Ô mon Dieu, je veux bien entendre, je vous en supplie, répondez-moi quand je vous dis humblement : Qu'est-ce que la vérité ? Faites que je vois les choses telles qu'elles sont, que rien ne me jette de poudre aux yeux » 8.

Exigence de vérité donc. Thérèse y est d'autant plus sensible que cette vérité s'enracine dans l'Évangile. Elle fait sienne la question de Pilate à Jésus : « Qu'est-ce que la vérité ? » ; mais elle entend y répondre, précisément, « en vérité ». Pour elle, la vérité est sans doute l'opposé du mensonge, mais, en matière spirituelle, la vérité est aussi l'opposée de l'illusion.

L'illusion, une vraie peste!

Or, Thérèse se méfie des illusions et de l'illusion comme de la peste, ce qui rendra son épreuve de la foi d'autant plus dure et anxieuse.

Des illusions d'abord : ainsi, à son entrée au Carmel, elle sait qu'elle trouve la vie religieuse telle qu'elle se l'était figurée : « Les illusions, le bon Dieu m'a fait la grâce de n'en avoir aucune en entrant au Carmel : j'ai trouvé la vie religieuse telle que je me l'étais figurée, aucun sacrifice ne m'étonna et cependant, vous le savez, Mère chérie, mes premiers pas ont rencontré plus d'épines que de roses » (Ms A 69v)

De l'illusion aussi : au folio 78r du manuscrit A, Thérèse raconte le « bonheur d'avoir connu notre Sainte Mère Geneviève », une sainte « non point inimitable, mais une Sainte sanctifiée par des vertus cachées et ordinaires ». Cette religieuse, une des fondatrices du Carmel de Lisieux, lui fit, un certain dimanche, un "bouquet spirituel": « Servez Dieu avec paix et avec Joie, rappelez-vous, mon enfant, que notre Dieu, c'est le Dieu de la paix ». Thérèse est « convaincue que le bon Dieu lui avait révélé l'état de mon âme » ; or, « ce jour là j'étais extrêmement éprouvée, presque triste, dans une nuit telle que je ne savais plus si j'étais aimée du bon Dieu ». Le dimanche suivant, poursuit Thérèse, « je voulus savoir quelle révélation Mère Geneviève avait eue, elle m'assura n'en avoir reçu aucune, alors mon admiration fut encore plus grande, voyant à quel degré éminent Jésus vivait en elle et la faisait agir et parler ». La conclusion que Thérèse tire de cet événement est très intéressante : « Ah! cette sainteté-là me paraît la plus vraie, la plus sainte et c'est elle que je désire car il ne s'y rencontre aucune illusion… »

Lorsqu'elle rédige le Manuscrit C, Thérèse vit une profonde épreuve de la foi ; cela ne l'empêche nullement de chanter les miséricordes du Seigneur. Avec une belle audace, elle paraphrase, en la faisant sienne, la "Prière Sacerdotale" de Jean 17 ; en quelque sorte, elle la réécrit à la première personne du féminin singulier (Ms C 34r°) ! S'adressant donc à Dieu, elle ajoute ses propres commentaires : « Pour vous aimer comme vous m'aimez, il me faut votre propre amour, alors seulement je trouve le repos. O mon Jésus, c'est peut-être (c'est moi A.F. qui souligne !) une illusion, mais il me semble que vous ne pouvez combler une âme de plus d'amour que vous n'en avez comblé la mienne; c'est pour cela que j'ose vous demander d'aimer ceux que vous m'avez donnés comme vous m'avez aimée moi-même ». Ce "peut-être" est magnifique ! N'indique-t-il pas qu'ici, le risque d'illusion est tellement conscient que l'illusion possible devient non-illusion, certitude donc, par delà la nuit, que « l'amour attire l'amour » ? (Ms C 35r°)

Avec lucidité, et sans orgueil…

Si Thérèse cherche la vérité et se défie de l'illusion et des illusions, elle est cependant bien consciente des lumières qu'elle a reçues. A cet égard, le manuscrit A, au folio 32 r, contient une espèce d'aparté tout à fait emblématique de cette conscience d'avoir reçu beaucoup de vraies lumières 9. Thérèse parle de son attrait pour la lecture, attrait qui « a duré jusqu'à mon entrée au Carmel ». Certes, « en lisant certains récits chevaleresques, je ne sentais pas toujours au premier moment le vrai de la vie; mais bientôt le bon Dieu me faisait sentir que la vraie gloire est celle qui durera éternellement et que pour y parvenir il n'était pas nécessaire de faire des œuvres éclatantes mais de se cacher et de pratiquer la vertu en sorte que la main gauche ignore ce que fait la droite… » Thérèse cite alors l'exemple de Jeanne d'Arc : « C'est ainsi qu'en lisant les récits des actions patriotiques de la Vénérable Jeanne d'Arc, j'avais un grand désir de les imiter, il me semblait sentir en moi la même ardeur dont elles étaient animées, la même inspiration Céleste, alors je reçus une grâce que j'ai toujours regardée comme une des plus grandes de ma vie, car à cet âge je ne recevais pas de lumières comme maintenant où j'en suis inondée. Je pensais que j'étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d'y parvenir, le Bon Dieu m'inspira les sentiments que je viens d'écrire » (A 32r). Cette "grâce que j'ai toujours regardée comme une des plus grandes de ma vie », quelle est-elle, sinon cette « confiance audacieuse de devenir une grande Sainte, car je ne compte pas sur mes mérites n'en ayant aucun, mais j'espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté Même, c'est lui seul qui se contentant de mes faibles efforts m'élèvera jusqu'à Lui et, me couvrant de ses mérites infinis, me fera Sainte ». (A 32r°).

Vérité et humilité

Cette conscience des dons reçus de son Seigneur pouvait rendre Thérèse terriblement orgueilleuse! Sa quête de vérité, par delà les illusions débusquées, eût été fatale. Il n'en est rien: au contraire! En effet, Thérèse établit un lien fort entre vérité et humilité: les Récréations Pieuses en donnent un écho sympathique mais qui sonne "juste". Ainsi, pour le 29 juillet 1895, Thérèse, chargée de la fête de Sainte Marthe, écrit une récréation pieuse, en l'honneur des sœurs converses. Le sujet est tout indiqué : Jésus s'entretient successivement avec les deux sœurs Marthe et Marie ; à Marthe qui se plaint de l'oisiveté de sa sœur, Jésus rappelle le prix du pur amour au milieu même de l'action; mais surtout, lorsqu'elle se prévaut de sa pureté, il lui révèle le prix de l'humilité au cœur même de l'innocence; voici un extrait de ce dialogue (RP 4, 31-32) :

Jésus

            "Vous m'avez charmé dès l'enfance

            Par votre grande pureté,

            Mais si vous avez l'innocence

            Madeleine a l'humilité!…"

Marthe

            "Je vois la vérité, ô bon Maître que j'aime

            Toujours avec douceur vous savez m'enseigner.

            Je ne veux plus avoir d'estime de moi-même

            L'humilité vous plaît. Je veux la pratiquer."

Dans une autre Récréation Pieuse, Saint Stanislas Kostka 10, écrite pour le 8 février 1897, à l'occasion du jubilé d'or de sœur Saint-Stanislas des Sacrés-Cœurs, Thérèse fait lire, par la bouche de Saint François de Borgia, une lettre de recommandation écrite par Saint Pierre Canisius (et réécrite par Thérèse !). Voici ce qui est dit du jeune Stanislas : « La simplicité du frère Stanislas m'a plus instruit que plusieurs traités que j'ai longuement médités et qui parlaient tous de l'humilité. Puisque cette vertu n'est autre que la vérité, je trouve que notre novice en possède la plénitude »" (RP 8, 2 r). Ici encore, vérité et humilité vont de pair !

Est-ce vraiment original ? Sans doute pas ! C'est même du pur bon sens spirituel! En réalité, ce que je voudrais, en final, souligner, c'est la source! Et la source, la voici : c'est Thérèse, l'autre, celle du Château, VI demeure 11 : « L'humilité, c'est la vérité ».

Authentique fille de Thérèse d'Avila, Thérèse – la nôtre – reprend à son compte cette phrase. Elle la mettra en pratique jusque sur son lit de mort. Selon le Carnet jaune de Mère Agnès, Thérèse, le 30 septembre 1897, aurait dit : « Oui, il me semble que je n'ai jamais cherché que la vérité ; oui, j'ai compris l'humilité du cœur… Il me semble que je suis humble ».

o O o

« Qu'est-ce que la vérité ? » demandait le pauvre Pilate ! J'aime à croire qu'à sa manière, Thérèse donne une réponse toujours d'actualité : la vérité se cherche.

Cette quête est un combat contre les illusions. La vérité n'est-elle pas surtout la mise en œuvre d'un amour inconditionnel – et humble ! – à l'égard de celui dont je sais qu'il m'a aimé le premier, ce Seigneur Jésus, « mon premier, mon seul Ami, toi que j'aime uniquement » ?

Alain Feuvrier sj
26 août 2011

1 – Thérèse de l'Enfant Jésus de la Sainte Face: Manuscrit B; folio 4 v°. L'édition de référence est celle des Œuvres complètes de "Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte-Face", coed Cerf et DDB, Paris, 1996. On gardera l'orthographe, les italiques, les petites majuscules de cette édition, en indiquant les références des pages (recto et verso) des Manuscrits Autobiographiques eux-mêmes.

2 – Le 9 avril 1888, elle a 15 ans.

3 – En 1882, Pauline, la deuxième fille de la famille entre au Carmel de Lisieux (Mère Agnès). Le 15 octobre 1886, entrée de Marie, la sœur aînée, au même Carmel (Marie du Sacré-Cœur)

4 – Le 14 septembre 1894, entrée de Céline (Marie de la Sainte-Face) au Carmel. Quant à la cinquième des filles Martin, la "pauvre Léonie" (sic), après divers essais de vie religieuse, elle était entrée à la Visitation en 1893.

5 – Le 15 août 1895, Marie Guérin (Marie de l'Eucharistie), cousine germaine de Thérèse entrera à son tour au Carmel!

6 – Sœur Anne du Sacré-Cœur, qui avait vécu sept ans avec Thérèse, avant de repartir en Indochine, aurait dit: "Il n'y avait rien à dire sur elle; elle était très gentille et très effacée, on ne la remarquait pas, jamais je ne me serais doutée de sa sainteté." Cité in: Guy Gaucher: Histoire d'une vie, Thérèse Martin, Paris, 1996, Cerf, p. 222.

7 – Le vocabulaire "militaire" chez Thérèse mériterait une étude à part. Thérèse aime le langage, "à la saint Paul". On sait qu'elle aimait les musiques militaires! On notera surtout son amour pour Jeanne d'Arc. Thérèse en parle souvent dans ses écrits; elle lui consacrera, en 1894, une "Récréation pieuse" intitulée: La mission de Jeanne d'Arc ou la Bergère de Domremy écoutant ses voix. Thérèse, bien sûr, y tient le rôle de Jeanne! Il est vrai qu'à cette date, toute la France parle de Jeanne. Léon XIII vient d'autoriser l'introduction de la cause de béatification. L'année suivante, Thérèse enverra à "Diana Vaughan-Léo Taxil" la photo qui la représente en Jeanne d'Arc dans sa prison. Sur "l'affaire Diana Vaughan", voir Guy Gaucher, op. cit. p. 176. Pour notre sujet, retenons ceci: apprenant la tromperie - prendre le faux pour le vrai et inversement - dont elle avait été victime ainsi que les catholiques de l'époque - par La Croix interposée - Thérèse, meurtrie, jettera au fumier du Carmel les lettres reçues de cette Diana Vaughan écrites, en réalité, par Léo Taxil lui-même…

8 – Même si l'on peut avoir quelques réticences à l'égard du travail de Mère Agnès sur les manuscrits et paroles de Thérèse, il est intéressant de noter dans ce même Carnet jaune d'autres passages concernant ce thème de la vérité; ainsi, le 9 mai: "Nous pouvons bien dire, sans nous vanter, que nous avons reçu des grâces et des lumières bien particulières. Nous sommes dans la vérité; nous voyons les choses sous leur vrai jour"; ou encore ceci, le4 août: "le bon Dieu me montre la vérité; je sens si bien que tout vient de Lui". Et, plus tard, ce même jour: "C'est seulement au ciel que nous verrons la vérité sur toute chose". Autre récurrence du mot "vérité", le 3 septembre: "Parlez-moi du bon Dieu, de l'exemple des saints, de tout ce qui est vérité".

9 – On notera que l'année 1895 est l'année lumineuse entre toute pour Thérèse qui n'est jamais modeste quant aux lumières qu'elle reçoit cf. Ms A 74r, 83r°, avec pourtant une restriction en Ms C 19v°, peut-être un contrecoup de la "nuit" de la foi?

10 – Pour les non-initiés, on rappelle que saint Stanislas (1550-1568), polonais d'origine, est mort, novice jésuite. Par ailleurs, on notera que la première cellule de Thérèse, où elle habita cinq ans, était dédiée à saint Stanislas Kostka. On ignore si Thérèse avait une dévotion particulière pour le jeune saint qui, avec Louis de Gonzague et Jean Berchmans, formait le trio le plus célèbre des jeunes jésuites canonisés…

11 – Au chapitre X (trad. Bouix, t. III, p. 566)

 

Publié dans DOSSIER LA VERITE

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