Invitation à la démarche créatrice
de Daniel de Montmollin, Frère de Taizé
« Je sais, pour l’avoir appris, que le sacré est le « tout autre ». Je sais aussi que le sacré n’est cependant pas un astre si lointain qu'il ne réclamerait même pas mon admiration : le sacré m’est tout proche, filigrane dans le tissu transitoire de mon actuelle existence. Je sais enfin que nulle faculté prise isolément, intelligence, volonté, imagination, n’est à même de percevoir le sacré, mais seulement l’intuition, cette réceptivité de tout l’être dans son unité. Autrement dit, le sacré est affaire d’expérience, échappant toujours au piège des mots. Mais il n’est pas tout à fait impossible que, dans mes journées de potier, je pressente ces moments où il me semble qu’il se signale plus particulièrement.
Il y a d’abord cet instant où je vais me mettre au travail, ou avant même de monter sur le tour, d’émailler mes pots ou d’allumer mon four, je me retrouve une fois de plus en présence de ces matériaux inertes qui sont comme dans l’attente de mon intervention. Et de quoi va dépendre celle-ci ? De mes choix, bien sûr. Mais, précédant mes choix, il y a d’abord ma liberté, non pas la liberté de choisir entre deux solutions, ce qui serait une forme de contrainte, mais de choisir tout court. Et cette liberté initiale me charge, parce qu’elle fait de moi tout le contraire d’un assisté : ce n’est pas d’abord la matière que je dois prendre en main, c’est moi-même. Et l’intuition du sacré recouvre l’expérience de cette liberté-là, laquelle peut aussi bien me faire trembler que m’exalter. La masse de terre que je pétris n’est jamais qu’une page blanche, mais une page blanche à l’instant même où quelque chose, qui n’existait pas encore, va apparaître […].
C’est que le sacré n’irradie pas tant ici de l’œuvre une fois née que de l’imminence de sa naissance. A cette lumière au-delà de la lumière, je me demande maintenant dans quelle mesure l’enfance n’est pas plus réceptive parce que moins opaque. J’ai pourtant éprouvé les mêmes sentiments indéfinissables lorsqu’à l’âge de trente ans je suis entré pour la première fois dans un atelier de poterie. Maintenant que je suis « de l’autre côté de la vitre », j’observe une vibration identique chez maints visiteurs de l’atelier.
Dans ma démarche créatrice, issue de ma liberté, je me rends bien compte qu’il se passe des choses dont je ne pouvais d’avance me faire une idée : mes projets sont constamment remodelés par cet imprévu que je me refuse à confondre avec le hasard. En réalité, mes projets se limitent à des intentions très générales, mon « souci » étant davantage de vivre les étapes du travail dans cette décontraction vigilante qui me paraît conditionner mon accueil de l’imprévu, avec son cortège de suggestion inattendues. Et la plus grande marge d’imprévus, c’est évidemment le feu qui me la ménage. […].
Je découvre ainsi que dans mon travail, reposant lui-même sur le jeu de toutes mes facultés, je ne suis pas seul à composer. Toute démarche créatrice arrache ainsi l’homme à sa solitude et le situe dans un univers de relation. Relation avec la matière, laquelle semble sortir de sa torpeur sitôt qu’elle est mise en œuvre, comme douée alors, elle aussi, de facultés créatrices. Relation à autrui puisque la nature d’une œuvre est d’émettre son message propre. Et ne serait-ce pas ici que le sacré transparaîtrait le plus, au travers de cette communion établie entre le meilleur du créateur et le meilleur du récepteur du message ? Car en fait, c’est bien une force de communion qui est à la source du sacré et qui est l’œuvre dès que s’efface l’opacité de nos propres écrans […].
Et de ce dépouillement des gestes et du regard, qui est un acompte sur la mort, naît une nouvelle relation d’amour, qui est un acompte sur la vie ». 1
Texte proposé par Bernard Ginisty
Daniel de Montmollin, frère de Taizé, est un des premiers compagnons de Frère Roger dans la création d’une communauté œcuménique dans ce petit village de Bourgogne. C’est aussi un céramiste de renom international et un écrivain dont la ville de Cluny a célébré l’an dernier le 90e anniversaire. Il a attendu l’âge de trente ans pour entrer la première fois dans un atelier de poterie suite à un conseil de Frère Roger. Dans son atelier, comme dans ses écrits, il ne cesse d’ouvrir les chemins de chacun vers sa créativité à partir de son expérience fondatrice du contact avec ce qu’il appelle dans son ouvrage : La face cachée de la terre. Dans la préface de ce livre, le philosophe Paul Ricœur montre comment l’art du potier conduit à retrouver les trois temps fondateurs de toute humanité « les trois temps de ce qui est reçu, découvert, partagé ».
Avec sa lucidité habituelle, Friedrich Nietzsche diagnostiquait ainsi, à la fin du XIXe siècle, la crise de la culture qui s’annonçait en Europe : « Des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est d’une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées » 2 Lorsque Daniel de Montmollin s’interroge sur ce qu’il appelle « l’expansion de la pratique céramiste et l’attrait qu’elle ne cesse de susciter », il y voit un signe évident de résistance à cette fragmentation : « On est poussé à dire que, pour beaucoup, toutes catégories confondues, amateurs et professionnels, l’argile plastique se présente comme une nourriture propre à apaiser une faim. Et cette faim, qui pour certains et à tel moment, peut se faire lancinante, faute justement de nourriture, s’accompagne de cette prise de conscience, plus ou moins formulée, d’une fragmentation de la personne ne vivant plus à partir de la globalité de son être. Lorsqu’on interroge des adultes sur les motivations qui les poussent « à mettre la main à la pâte », il est significatif de les entendre très souvent évoquer leur enfance. L’expérience d’une relation sensorielle, plus ou moins fortuite, avec de la terre glaise semble avoir laissé en eux une trace indélébile […] Or c’est précisément dans l’enfance que l’unité de l'être n’est pas encore fragmentée. Et c’est à se demander d’ailleurs s’il n’appartient pas au destin de l’homme de perdre cette unité pour la retrouver plus tard, si possible, dans ce qu’on appelle la maturité ! » 3
Bernard Ginisty
1 – Daniel de Montmollin : La face cachée de la terre,
ÉditionsFata Morgana, 2004, pages 77-81
2 – Friedrich Nietzsche : Le crépuscule des idoles,in Œuvres philosophiques
complètes, Tome VIII-1 page 103, Éditions Gallimard 1974
3 – Daniel de Montmollin : Pierres habitées, La Revue de la Céramique et du Verre, septembre 2009
Note de G&S : on peut relire utilement un autre artcile de Bernard Ginisty à propode frère de Montmollin : La face cachée de la terre