Ida et Marius
de Bellevue
Je suis un enfant de la butte Bellevue. Ce quartier implanté sur une hauteur marseillaise – comme il y en a des dizaines dans cette ville jetée à la mer – est situé entre la Belle de Mai et St Mauront. Il jouit d'une vue exceptionnelle sur la chaîne de l'Étoile. Il est limité, au Nord par la Rue Belle-de-Mai, au Sud par l'autoroute A 7, à l'ouest par le Boulevard de Plombières et à l'Est par le Boulevard National.
Je suis né dans le second tiers du XXe siècle, étant le fruit d'un mélange ethnique courant à cette époque dans la ville, italien par les femmes et français par les hommes. En effet, ma grand-mère et ma mère étaient italiennes ; mon grand père et mon père étaient de purs français.
Au début des années 1900, la main-d'œuvre manquait pour les industries marseillaises. Ces grandes productrices qu'étaient les huileries et les savonneries, ces grands dépôts qu'étaient les mises en caisses des dates et les mûrisseries de bananes, ces grands mouvements commerciaux du port de la ville (notamment le débarquement des marchandises), avaient besoin de manutentionnaires et de dockers. N'en trouvant pas assez sur place, ils faisaient appel à la main d'œuvre étrangère. Et particulièrement italienne, car c'était le pays le plus proche et le plus pratique. Ces ouvriers se contentaient de peu du point de vue salaire et logement et ne renâclaient pas devant la dureté de la tâche. Les trois livres de Yann de l'Écotais Le Vieux Port (Le Vieux Port ; Notre-Dame de la Garde ; Avenue du Prado) décrivent bien cette ambiance et ce milieu social.
Mes grands parents maternels lou papet et la mamma (M. et Mme Luti) étaient de ceux-là. Venus en France aux environs de 1905, sans connaître un seul mot de la langue, ils s'étaient installés dans le quartier italien de la ville : la rue Sylvestre (aujourd'hui rue François Barbini).
Le couple eut cinq enfants: trois filles et deux garçons. Parmi les filles, l'aînée, Ida, ma mère.
Mes grands parents paternels ont suivi un chemin différent. Mon grand père, Louis Cot était originaire d'une famille de paysans à Briançon. La famille était nombreuse mais, à la mort de l'ancêtre, le petit bien de terre était revenu – comme c'était la coutume – au fils aîné. Rien pour les autres enfants qui durent chercher à gagner leur vie différemment.
Louis a décidé de « descendre » à Marseille. Les bruits de la demande de main-d'œuvre étaient parvenus jusqu'à lui. Ne sachant rien faire d'autre que cultiver la terre, mais ayant pour cela la force et le physique appropriés, il choisit d'être docker et d'aller travailler au port. Les possibilités physiques ne lui manquaient pas.
II épousa Célestine, fille d'une famille italienne installée depuis un certain temps dans le quartier. Célestine était la « pipelette » de la rue où elle habitait : rien de ce qui se passait ici ou plus loin ne lui était inconnu et elle s'en faisait le porteur immédiat auprès de tout le monde. Il ne fallait rien lui confier – hormis ce que l'on voulait faire connaître aussitôt – car l'information, y compris la plus secrète, passait sans attendre.
Elle avait pris les choses du ménage en mains. Maîtresse femme, elle s'était tout à fait adaptée au climat social et culturel de la ville. Elle s'exprimait même dans cette forme particulière de provençal qu'était le marseillais.
Le couple eut trois enfants. Une fille, décédée à 16 ans d'une maladie épidémique. Un premier garçon, Henri, mort à la guerre de 1914-18 et mon père, Marius, qui épousa ma mère Ida, en 1934.
Revenons à la branche maternelle.
La famille Luti a suivi le chemin habituel des émigrés de cette époque. Certains précurseurs italiens, déjà installés à Marseille et y ayant trouvé pitance, faisaient signe à leurs frères, cousins ou amis pour qu'ils viennent les rejoindre, En Italie, en ces temps-là, la vie était difficile : c'était dur de la gagner. Tentés par les expériences positives de ceux qui leur faisaient signe, alléchés par les nombreux emplois disponibles, les laissés pour compte sur la terre italienne franchissaient le Rubicon. Comme ont toujours fait les insatisfaits, comme essaient de le faire aujourd'hui encore les autochtones d'Europe centrale ou d'Afrique. Ceux-là émigraient dans la région marseillaise ou ailleurs ; en Lorraine, par exemple pour travailler dans les mines.
Des quartiers se sont ainsi formés. La rue Sylvestre (actuellement rue François Barbini, dont j'ai déjà parlé) et les rues environnantes étaient presque totalement occupées par l'ethnie italienne. On n'y entendait bien souvent que cette langue, surtout au tout début du XXe siècle.
Ces « étrangers » n’étaient pas toujours bien vus. On les appelait les « babis » (prononcer bâbi, avec un fort accent tonique sur le a – NDLR), expression péjorative qui correspondrait un peu à celle de « ratons » pour désigner actuellement les nord-africains.
Cette démarche qui consiste à proposer à d'autres de venir gagner leur vie dans un pays où certains ont déjà expérimenté les possibilités d'emploi et senti un net avantage par rapport au pays d'origine est aussi une forme de solidarité.
D'autant que ces propositions s'accompagnaient souvent d'un logement qu'on avait cherché et retenu d'avance pour les nouveaux arrivants ou même de l'invitation à les accueillir et à les loger dans sa maison, en attendant d'en trouver une.
À ce propos, les exigences des émigrés pour le logement n'étaient pas bien grandes.
Je me souviens que l'appartement de la famille Luti se composait d'une cuisine, d'une grande chambre et d'une chambrette obscure. Les parents et les trois filles couchaient dans la grande chambre, les deux garçons dans la chambrette. La cuisine était la salle commune : on y préparait les repas, on s'y lavait, on y faisait la lessive (dans une grande lessiveuse où l'on mélangeait de la cendre à l'eau de lavage), on s'y réunissait en famille.
Le travail aussi ne faisait pas peur à ces solliciteurs d'emploi. Se lever tôt, partir à pied, déjeuner rapidement sur place et s'investir à fond dans les exigences du« patron» leur paraissait choses tout à fait normales.
Le repos (un jour par semaine) était le dimanche. La distraction était d'aller au bistrot tout proche, ce jour-là. Il y en avait trois dans la rue Sylvestre. On s'y retrouvait pour évoquer le pays d'origine, en langue de chez soi. Les femmes, elles, s'installaient sur des chaises le long du trottoir et se rassemblaient pour bavarder ; l'ambiance était chaude et bruyante. C'était, ici ou là un lieu de contact où chacun donnait des nouvelles de l'autre, des nouvelles du pays, parlait éventuellement de ses problèmes.
J'ai toujours entendu mes grands-parents, ma grand-mère maternelle surtout, s'exprimer en italien. Donc, la communication, pour elle, ne pouvait se faire qu'avec les voisins de même nationalité. Peu ou pas du tout avec la population française qui d'ailleurs ne cherchait pas le contact avec les« babis ». Une difficulté de plus.
Par contre, leurs enfants, ma mère, mes tantes et mes oncles, venus tout bébés et ayant fréquenté l'école du quartier (École Bellevue) s'intégraient beaucoup plus facilement puisqu'ils parlaient tout à fait bien la langue.
Ma mère, étant l'aînée des filles, a cependant dû quitter l'école après le CM1 pour aider sa propre mère. C'était courant à cette époque, dans les milieux les moins aisés, d'employer l'enfant le plus âgé pour « donner un coup de main » à la maison. Heureusement, Ida avait appris à lire, à écrire et à bien s'exprimer. Elle garda toute sa vie le regret de ne pas avoir pu continuer plus loin ; mais elle avait totalement admis le fait qu'il fallait sa présence à la maison, au sein d'une famille nombreuse pour soulager le travail de sa mère.
Ce qui facilitait encore plus la rencontre entre les jeunes garçons de Bellevue c'était l'Œuvre de Jeunesse Timon David implantée dans le quartier grâce au chanoine Havas. Elle accueillait tous les enfants dès l'âge de six ans, sans faire de différence. Par là, un contact plus profond était né qui favorisait par la suite l'union dans le quartier. Une union dont le seul bémol était la « concurrence » entre le groupe des jeunes chrétiens de l'œuvre Timon David et les jeunes membres de la cellule du Parti Communiste voisine, dans la rue à côté.
Le travail, avant et après les deux guerres mondiales, était celui qu'offrait l'industrie marseillaise de cette époque dont j’ai déjà parlé : laine, huile, savon, traitement des dattes et des bananes et bien sûr travail de décharge des navires commerciaux frétés dans les « colonies » pour venir aborder les quais de la cité phocéenne. Les actions syndicales restent confuses dans mon esprit. Cependant, les « fabriques » et les« usines » (Fournier-Ferrier par exemple) revêtant une certaine importance, la masse ouvrière s'était un peu organisée et les équipes de travailleurs maîtrisaient mieux les minces possibilités qui leur étaient offertes.
C'était aussi l'époque de la montée du P.C. qui avait en mains la C.G.T., présente partout où elle le pouvait. Je ne me souviens pas de participations lors de mouvements nationaux des ouvriers des usines où ma mère et sa famille travaillaient mais je garde surtout en pensée les récits de la défense de tel ou tel autre travailleur injustement accusé par les responsables de « l'usine ». J’étais un peu jeune pour comprendre les faits et les raisons évoqués dans les conversations de mes parents mais je sentais, néanmoins, la présence d'un collectif de luttes.
De plus, j'entendais ma mère hausser le ton en racontant le problème ambiant de la « fabrique ». Je la voyais se plaindre aigrement des« patrons » qui gagnaient leurs sous sur le dos des ouvriers, lesquels ne gagnaient « rien » et n'avaient que le droit de se taire.
En effet, les salaires ne permettaient pas grand chose si ce n'était que de se nourrir chichement. Je me souviens surtout des repas où les pâtes, les pommes de terre, les pois cassés et autres farineux constituaient l'habituel coupe-faim. Une fantaisie marquait le dimanche : l'aïoli fait par Célestine qui, ayant été la cuisinière du chanoine Havas, savait manier poêles et casseroles. Puis une place au cinéma, l'après-midi, où l'on regardait d'abord les « actualités » avant l'entracte. Ensuite le « grand film » qui racontait les exploits de Tarzan, de Zorro ou des récits de cape et d'épée. Les cinémas ne manquaient pas dans le quartier. Il y en avait trois : le Gyptis, le Chic et le National (qui portait le nom du boulevard où il se trouvait).
Une autre « distraction » du dimanche était celle de la visite des tombeaux au cimetière du Canet. Les italiens ont le culte des morts. Aussi, les enfants que nous étions, au lieu d'aller au cinéma ou passer la journée à l'œuvre de Jeunesse Timon David, étaient-ils obligés, régulièrement, une ou plusieurs fois selon les commémorations spécifiques, de se rendre, avec nos parents (les femmes plus spécialement), sur les tombes des membres de notre famille, pour nettoyer, fleurir et se recueillir. Ces dimanches-là étaient pour mon cousin du même âge et pour moi les jours les plus pénibles.
La couverture sociale n'était pas encore totalement organisée. Cependant, elle apportait un plus dans le souci collectif. L'un de mes oncles avait perdu la main gauche dans son travail de nettoyage de la laine. Il fut orienté vers la livraison et la vente des journaux. Un autre oncle eut une infection du bras à la suite de la maladie du « charbon » contractée dans le travail de la laine. Il fut correctement soigné et guéri. Mon cousin eut un accident qui lui abîma le pied droit: on l'envoya se reconvertir dans une formation, d'abord, puis dans un travail bancaire.
Je me souviens très bien que les accidents étaient considérés avec beaucoup de crainte : étant ignorant des conséquences possibles, on imaginait le pire.
Parlons un peu du côté paternel.
Mon père, Marius, était né en 1900. Lorsqu'il eut 18 ans, la « grande guerre » était sur le point de s'achever. Il fut mobilisé comme tous les jeunes de son âge, pendant quelques mois, avant l'armistice. On l'envoya dans une unité d'infirmiers. Il en parlait volontiers tout en montrant une ou deux photos qu'il en avait ramené.
En 1939, il fut encore mobilisé lors de la seconde guerre mondiale. J'avais cinq ans et je me souviens l'avoir vu en habits militaires lorsqu'il fut démobilisé en 1940, au moment de la débâcle. J'avais eu peur, en le voyant ainsi, différent de l'aspect que je lui connaissais avant son départ. De cette seconde expérience, il n'en parlait pratiquement pas.
Marius avait épousé en 1934, comme je l'ai signalé, l'aînée des filles de la famille Luti, Ida. Ils eurent un fils en 1935, auquel mon père donna le prénom de son frère mort à la « grande guerre , Henri. C'est moi-même.
Mon père était de santé fragile. Un travail de force comme celui de son propre père ou de mes oncles ne pouvait lui convenir. On l'envoya, dès 13 ans, en apprentissage chez un bijoutier, dans un des quartiers centraux de Marseille. Il est resté ouvrier toute sa vie.
L'atelier employait peu de monde. Il s'y rendait à pied tous les jours. De Bellevue au centre ville où il « opérait », la route était longue : pratiquement trois quarts d'heure à pied. Il prenait rarement les transports en commun. À cette époque c'était le tramway qui assurait les déplacements dans les coins principaux de la ville.
Le matin, ma mère lui préparait la « biasse » : son repas de midi, qu'il prenait sur son lieu de travail. Il y avait peu de temps entre la fin de la matinée et le début du travail de l'après-midi.
Son atelier utilisait les appartements placés sur les deux ou trois étages d'un immeuble dans une rue près de la Canebière. Ces appartements furent aménagés en lieux de fabrication des bijoux. Le travail était surtout fait à la main : ouvrages minutieux qui mobilisaient la concentration de l'ouvrier. Car il fallait ne pas se tromper pour ne pas gâcher la matière première : l'or.
Aussi avait-il souvent besoin de détente. Être resté immobile, assis et attentif quatre heures le matin et autant l'après-midi, c'était à sa manière quelque chose d'harassant. Sa détente était d'aller pêcher, le samedi et le dimanche. Il se rendait (en tramway) à l'Estaque. Au début, il se faisait transporter en bateau de passeur sur les rochers de la « jetée » où il pêchait à la ligne. Puis il avait pu s'acheter un « pointu », une barque à rames d'un modèle local, avec laquelle il « sortait » de la « panne » où il ancrait son bateau et allait retrouver ses « postes ». Là, il jetait le fil de la « palangrotte ». Il ferraillait à la main le poisson qui mordait à l’hameçon. Il avait le sens et la technique pour le faire.
Il ramenait toujours quelque chose : poissons divers, fiélas, poulpes, arapèdes, moules... Souvent ces récoltes maritimes alimentaient nos repas qui n'étaient pas très bien garnis (surtout dans le courant de la seconde guerre mondiale). Mais parfois, lorsqu'une belle et importante pièce s'était laissée prendre (daurade, pageot, rouget...) il me demandait de composer une petite quantité de billets de loterie et d'aller les vendre au bistrot voisin. La vente achevée, on tirait au sort le gagnant. Ca marchait quelquefois. Et il pouvait alors, grâce à ces quelques sous, compléter son équipement de pêcheur.
Les « luttes ouvrières » n'existaient pas dans son atelier : trop peu de travailleurs et ceux-ci trop occupés à ciseler leurs ouvrages. Mais mon père n'était pas insensible au Parti Communiste dont une cellule existait rue Sylvestre (la concurrente de l'œuvre Timon David). Sans être allé jusqu'à prendre la carte du parti, il en écoutait ce que disaient certains de ses amis qui, eux, fréquentaient la cellule.
Il écoutait la radio très régulièrement car il se faisait un devoir d'être au courant de ce qui se passait en France et dans le monde. Il achetait « Le Petit Marseillais », l'ancêtre de « La Marseillaise » et se tenait informé des événements de l'actualité. Qu'il ne manquait pas chaque fois de commenter, tout ensemble bruyamment et choisissant l'emploi d'un vocabulaire le plus dépréciatif lorsqu'il s'agissait de pourfendre « les patrons » exploiteurs des ouvriers. Sur ce chapitre, mon père et ma mère se retrouvaient facilement dans la syntaxe et la sémantique. C'est dans ces moments que s'extériorisait le plus intensément son caractère belliqueux et colérique. À la fois entier et pas assez nuancé.
Ses commentaires, bien que parfois excessifs de par ses accès irascibles, montraient cependant tout l'intérêt qu'il portait à l'histoire qu'il vivait journellement et aux prises de position des différents acteurs politiques du moment. Profondément de gauche, il écoutait le P.C. et je pense qu'il votait dans le sens de celui-ci. Il ne manquait pas d'argumenter pour convaincre ma mère de voter comme lui. Celle-ci se laissait facilement persuader car elle l'admirait sans vouloir le montrer.
Il mourut en 1956. Son épouse attendit 26 ans avant de le rejoindre : ma mère s'éteignit en 1982.
Leur vie, très simple, s'est intégrée dans celle des gens de ce quartier marseillais des années 1930 à 1970. Quartier de personnes peu fortunées, dont la vie fut faite de travail et de quelques moments de détente durant lesquels elles prenaient un réel plaisir à sentir la vie. L'époque leur offrait peu de possibilités de culture et leur formation intellectuelle se prêtait mal à une recherche dans ce sens. Mais ce milieu social et les conditions dans lesquelles elles l'assumaient les portaient à se rencontrer, à se comprendre et souvent à s'aider. Parce que les unes se retrouvaient dans les autres et ressentaient les mêmes problèmes de la même façon. De là naissait un contact plus authentique donc plus profond.
Certes, ce témoignage porte moins sur la vie des ouvriers confrontés aux problèmes en entreprise. Mais plutôt sur leur vie de tous les jours au sein de leur quartier, de leur famille, de leur maison, de leur existence habituelle.
Mais la vie dans la rue n'est-elle pas complémentaire de la vie au travail ?