Hommage à Viviane Forrester, l’indignée
Viviane Forrester 1 vient de disparaître à 87 ans. Ce fut une grande dame, non seulement de la culture mais aussi de l’engagement citoyen. Romancière, essayiste, membre du jury du prix Femina, elle obtient en 2011 le prix Goncourt de la biographie pour son livre sur Virginia Woolf. Mais c’est L’horreur économique, publié en 1996 alors qu’elle a dépassé les 70 ans, qui va lui donner une audience planétaire. Traduit en 32 langues, ce livre analyse les dégâts civilisationnels causés par la déferlante ultralibérale.
Lors de la parution de l’ouvrage, elle justifiait ainsi son travail : « En tant qu'écrivain je me suis autorisée à être indignée, ce qui était considéré comme très ringard, mais cela vaut mieux que d'être résignée ou de se laisser humilier. Il est vrai que mes lecteurs s'autorisent aujourd'hui, à travers mon livre, une indignation très justifiée. Si le fait que j'ai transgressé cette peur du ridicule qu'on peut avoir en s'indignant les y aide, tant mieux ». Les célébrants de la pensée unique de l’économie financiarisée vont se déchaîner contre cette impudente qui osait traiter de sujets sur lesquels ils considéraient être les seuls à avoir une parole sensée. Bien avant Stéphane Hessel, c’est au nom de l’indignation d’une citoyenne atteinte dans sa famille par un suicide causé par cette horreur économique qu’elle écrit son essai fort bien documenté comme en témoigne l’abondante bibliographie qui y figure.
Comment ne pas constater, plus de 15 ans après la parution de son ouvrage, l’actualité de ce qu’elle écrivait alors : « Voici donc l’économie privée lâchée comme jamais en toute liberté – cette liberté qu’elle a tant revendiquée et qui se traduit en déréglementations légalisées, anarchie officielle (…) La priorité de leurs bilans tient lieu de loi universelle, de dogme, de postulat sacré, et c’est avec la logique des justes, l’impassible bienveillance des belles âmes et des grands vertueux, le sérieux des théoriciens qu’est provoqué le dénuement d’un nombre toujours croissant d’êtres humains et que sont perpétrés la soustraction des droits, la spoliation des vies, le massacre des santés, l’exposition des corps au froid, à la faim, aux heures vides, à la vie horrifiée » 2.
Lors de la sortie du livre Une étrange dictature 3 qui fait suite à L’horreur économique, Viviane Forrester déclarait à un journaliste : « Le succès du livre l'Horreur économique est un signe politique qui a prouvé que beaucoup de gens s'intéressaient à ces questions. Les hommes politiques ont peur de faire peur. Mais les gens connaissent la réalité puisqu'ils la vivent quotidiennement. Ils ne sont pas dupes. J'ai été frappé par les gens que je rencontrais qui étaient conscients de cette réalité et possédaient une culture politique formidable. Personne n'avait peur mais tous ressentaient un désarroi, parce qu'ils sentent que ceux qui sont au pouvoir ne partagent pas leur inquiétude. On a tort d'avoir peur de faire peur aux gens : ils n'ont pas peur, ils sont indignés » 4. On peut ne pas partager toutes analyses de Viviane Forrester, mais il est difficile de ne pas la rejoindre dans son invitation faite à tous les citoyens de reprendre le contrôle politique d’une économie confisquée par des financiers.
Bernard Ginisty
1 – Née en 1925, Viviane Forrester, née Dreyfus, fuit en Espagne en 1943 pour échapper aux rafles
anti-juives. En 1970 elle publie son premier roman Ainsi des exilés aux éditions Gallimard. L’œuvre de Viviane Forrester s'étend sur un
registre qui va du roman à la philosophie, de la biographie à l’essai. Après un grand succès en tant que romancière, elle devient connue au plan international pour ses livres politiques.
Dans L’horreur économique, prix Médicis essai en1996, traduit en 32 langues et vendu en 350 000 exemplaires en édition courante française, puis Une étrange dictature
paru en 2000, elle remet en cause les racines de la pensée politique ultralibérale. Dans Le Crime occidental, publié en 2004, elle met
en perspective le problème israélo-palestinien et l'attitude des démocraties occidentales vis à vis des Juifs et des Palestiniens, attitude qu'elle accuse de porter une lourde responsabilité dans
ce conflit, d'où le titre de l'essai.
Elle est aussi l’auteur de Van Gogh ou l’enterrement dans les blés (Éditions du Seuil 1983) dont Georges Duby disait : « on a jamais poussé aussi loin l’exploration de ce que fut Van Gogh ».
Elle était membre du jury Femina depuis 1994 et membre fondateur de l’association altermondialiste Attac. Elle est décédée à Paris le 30 avril 2013.
2 – L’horreur économique,
Éditions Fayard, 1996, pages 42-45.
3 – Une étrange dictature,
Éditions Fayard, 2000.
4 – Entretien paru dans le journal L’Humanité du 26 février 2000.