Force d'une faible frimousse face à la fureur du froid
N'étant pas d'un naturel trop téméraire, c'est toujours avec angoisse que je vois grimper les chiffres de la météo marine : vent force 6, force 7, force 8. Mais a contrario ? ce dimanche matin, c'est avec anxiété mais les pieds bien campés sur le plancher des vaches que je souhaitais voir s'élever des chiffres.
En effet sur notre belle terre de France, existe « le plan d'urgence hivernale ». Les sans abris et les ONG qui les accompagnent attendent avec force attention le fameux communiqué « compte tenu des prévisions météorologiques et d'une baisse significative des températures, le plan grand froid niveau 1, 2 ou 3 est déclenché à compter de ce jour et jusqu'à nouvel ordre » que le secrétariat du Préfet adresse au Président du Conseil Général. Et dans ce cas plus le niveau monte plus les chances de voir s'ouvrir les portes d'un gymnase augmentent ; quand tout fonctionne, bien évidemment !
Ces quelques lignes souhaiteraient vous partager l'aventure d'une toute petite frimousse partie à l'assaut non du « plan grand froid », car bien antérieure au fax tant attendu, c'est ce visage émergeant d'un amoncellement de tissus et de journaux qui déclencha le plan F.F.F. : fraternité à l'assaut du froid et de la faim.
Lundi dernier, en ce début de nuit, la température était glaciale et nous étions quelques-uns à la recherche des corps blottis les uns contre les autres que nous pensions trouver sur le trottoir humide du cimetière central. Ils étaient effectivement bien là et après avoir vidé le coffre de ma voiture des couvertures reçues dans l'après-midi en réponse à un 1er S.O.S., je m'apprêtais à démarrer lorsque dans mon rétroviseur j'entr'aperçus deux petits yeux malicieux et une petite main s'agiter en guise d'au revoir.
Entre les deux, un sourire éclatant.
Interloquée, je m'interrogeai sur mon état de lucidité car une main adulte eut tôt fait d'enfouir l'enfant qui disparut alors à mes yeux. Oh, cela ne dura pas plus que quelques secondes, mais ce sont bien deux yeux coquins et rieurs qui transformèrent de simples formes dissimulées au regard en frères et sœurs en humanité.
Ce n'est ni la première ni sans doute la dernière fois que j'en appellerai à Lévinas et à son éthique de la responsabilité qui lui est si chère. Vous savez, cette responsabilité qui s'impose à l'homme à la vue du visage d'autrui.
J'ai aujourd'hui la certitude que la lenteur du déclenchement du plan grand froid est directement liée à l'absence du regard sur la réalité incarnée de corps transis de froid. Il suffit de voir ne serait-ce qu'un visage, ne parlons pas du visage d'un enfant innocent, pour se sentir ligoté, otage d’autrui selon les propres termes de Lévinas.
Il m'avait suffi d'entrevoir ce beau sourire dans cette nuit glacée pour être convoquée à la responsabilité. C'est bien le visage de cet enfant (j'appris plus tard que c'était une petite fille, qu'elle s'appelait Cosmina et avait 4 ans ½), qui s'est imposé à moi dans son dénuement le plus total ; même pas une crèche avec un toit et la chaleur d'un peu de paille et d'un souffle animal. Pour seule étoile ce soir-là, la lumière d'un réverbère m'invitant – me convoquant devrais-je dire – à ne pas fuir.
La rencontre de l'Autre m'avait engagée.
Sans attendre le plan « grand froid » qui finirait bien par se déclencher, les coups de fil allèrent bon train et tout un chacun se mobilisa. La lutte contre le Froid, en dehors de tout plan organisé, devint prioritaire : les couvertures affluèrent, une salle paroissiale ouvrit ses portes, soupe, café et chocolat furent partagés. De très jeunes enfants vivaient à la rue et, qui d'ouvrir la porte de sa cuisine pour la soupe chaude, de sa buanderie pour des vêtements propres, de son accueil de jour pour des douches, voire même de son école, puisqu'une petite de 6 ans au cours de cette fameuse semaine prit pour la 1e fois le chemin des écoliers. En résumé chacun ouvrit la porte de son cœur.
Oh, tout ne fut pas simple pour autant ! La cohabitation forcée entre familles, entre ceux de la rue et les habitués des locaux paroissiaux ; les RV dans le hall d'une gare pris, mais ratés… La fraternité se doit de composer avec la différence ; c'est même à ce prix qu'il s'agit de la construire et le temps est son meilleur allié. Planifier les actions est alors nécessaire, mais l'urgence attend peu. Alors, tout le monde s'est mobilisé.
Ce qui est sûr c'est que « ceux qui croyaient au ciel » et « ceux qui n'y croyaient pas » ouvrirent leur main pour former la chaine de la fraternité et tous endossèrent l'habit du « bon samaritain » de l'évangile de saint Luc (10,25-37)
Attention, que personne ne se sente embarqué contre son gré dans une direction non choisie. À titre d'info je nous rappelle que ce passage de la Bible met en scène des hommes religieux, sans doute pleins de bonnes intentions qui, en donneurs de leçons exhortaient leur auditoire sans pour autant mettre la main à la pâte humaine. C'est le « Samaritain », l'antireligieux par excellence, puisque exclu de la juste pratique religieuse juive, qui se pencha sur le malheureux au bord du chemin pour le prendre sur sa monture et le confier aux bons soins d'un hôtelier.
Cet épisode me rappelle aujourd'hui que – au-delà de l'État-Providence censé tout prendre à sa charge – l'attention personnelle à autrui, les valeurs d'accueil, de solidarité et de fraternité peuvent encore tordre le cou à l'individualisme et à la compétition.
Quant à la question de Dieu, celle qui m'habite, elle est inséparable de celle d’autrui. Je crois que la Transcendance vit dans cet entre-deux de la relation lorsqu'elle ouvre à la Vie. La proximité du prochain permet que les pas de Dieu croisent celui de l'homme.
Une petite frimousse me l'a rappelé.
Merci à elle. Merci à vous tous.
Nathalie Gadéa