Fonction de l'enfant
Les hommes ont la force, et tout devant eux croule ;
Ils sont le peuple, ils sont l'armée, ils sont la foule ;
Ils ont aux yeux la flamme, ils ont au poing le fer ;
Ils font les dieux ; ils sont les dieux ; ils
sont l'enfer ;
Ils sont l'ombre et la guerre ; on les entend bruire,
Rugir et triompher ; ils peuvent tout détruire,
Et, plus hauts et plus sourds que le sphinx nubien,
Fouler aux pieds le vrai, le faux, le mal, le bien,
Les uns au nom des droits, d'autres au nom des bibles ;
Ils sont victorieux, formidables, terribles ;
Mais les petits enfants viennent à leur secours.
L'enfant ne suit pas l'homme, ayant les pas trop courts,
Heureusement ; il rit quand nous pleurons, il pleure
Quand nous rions ; son aile en tremblant nous effleure,
Et rien qu'en nous touchant nous transforme, et, sans bruit,
Met du jour dans nos cœurs pleins d'orage et de nuit,
Notre hautaine voix n'est qu'un clairon superbe ;
C'est dans la bouche rose et tendre qu'est le verbe ;
Elle seule peut vaincre, avertir, consoler ;
Dans l'enfant qui bégaie on entend Dieu parler ;
L'enfant parfois défend son père, et, dans la ville
Frémissante de haine et de guerre civile,
Il le sauve ; et le peuple, apaisé, rayonnant,
Dit : Lequel doit la vie à l'autre maintenant ?
Il suffit quelquefois de ce doux petit être,
Plus brave qu'un soldat et plus pensif qu'un prêtre,
Pour rallumer soudain, sous son vol d'alcyon,
Dans une populace un cœur de nation,
Pour que la multitude aveugle ait des prunelles,
Pour qu'on voie accourir des sphères éternelles
La raison, la pitié, l'amour, la vérité,
Et pour que, sur les flots d'un noir peuple irrité,
La Justice, euménide effrayante et sans voile,
Se dresse, ayant au front le pardon, cette étoile !
Il arrive parfois, dans les temps convulsifs,
Quand tout un peuple écume et bat les durs récifs,
Qu'un enfant brusquement, dans cette haine amère,
Blond, pâle, accourt, surgit, voit son père ou sa mère,
Fait un pas, pousse un cri, tend les bras, et, soudain,
Vainqueurs pleins de courroux, vaincus pleins de dédain,
Hésitent, sont hagards, comprennent qu'ils se trompent,
Sentent une secousse obscure, et s'interrompent,
Les vainqueurs de tuer, les vaincus de mourir ;
Cette fragilité, faite pour tout souffrir,
Vient nous protéger tous, eux, dans leur ombre noire,
Contre leur chute, et nous contre notre victoire ;
Les hommes stupéfaits sont bons ; l'enfant le veut.
Sainte intervention ! Cette tête s'émeut
Au moindre vent, elle est frissonnante, elle tremble,
Cette joue est vermeille et délicate, il semble
Que des souffles d'avril elle attend le baiser,
Un papillon viendrait sur ce front se poser,
C'est charmant ; tout à coup cela devient auguste
Et terrible ; arrêtez ! L'innocent, c'est le juste !
Éblouissement ! L'ombre est vaincue ; on dirait
Qu'au ciel une nuée entrouverte apparaît
Et jette sur la terre une lueur énorme ;
Tout s'éclaire ; le bien, le vrai, reprend sa forme ;
Et les cœurs terrassés sentent subitement
Se calmer ce qui mord, se taire ce qui ment,
Et s'effacer la haine et la nuit se dissoudre.
On croit voir une fleur d'où sort un coup de foudre.
Victor Hugo
La légende des siècles (écrit vers 1857)
Aujourd’hui édité chez NRF – Poésie Gallimard, réimprimé en mars 2012 (1030 pages – 11 € 90)
pages 826-828