Foi ou dogmatisme : où est Dieu ?
Érasme, né à Rotterdam en 1469, mort en 1536 à Bâle, prêtre catholique et "prince des humanistes", est l'un des hommes les plus cultivés
de son temps. Il entretint avec les humanistes et savants ses contemporains des relations suivies soit pendant ses nombreux voyages (Paris, Angleterre, Suisse,
Allemagne…), soit par des échanges épistolaires.
Pris dans la tourmente de la réforme, il resta, malgré des sympathies initiales pour Martin Luther,
un catholique fidèle à Rome. Il est l'un des promoteurs d'un "humanisme évangélique" et, comme tout modéré,
suspect à la fois aux catholiques et aux réformés. Le texte de 1523 ci-dessous – dont on notera sans peine
l'extraordinaire actualité – a été écrit entre les 95 propositions de Luther à Wittenberg (1517) et la publication de la confession d'Augsbourg (1530), laquelle marquera symboliquement la rupture
de la Réforme avec la papauté.
M. B.
« Les anciens écrivains de l'Église ne philosophaient qu'avec une extrême sobriété sur les choses divines. Ils n'osaient rien en affirmer qui ne fût clairement déclarés dans les lettres [= les Écritures ?], dont l'autorité est pour nous sacro-sainte… Pardonnons aux anciens qui n'ont proposé leurs définitions qu'à contrecœur.
Mais nous autres, nous ne sommes pas excusables de soulever tant de questions inutiles pour le salut… Est-il donc impossible d'être uni à la Trinité sans être capable d'expliquer la distinction qui sépare le Père du Fils, ou l'Esprit des deux autres personnes ?
Ce qui importe, ce à quoi il faut appliquer toute notre énergie, c'est guérir notre âme des passions : envie, haine, orgueil, avarice, concupiscence. Si je n'ai pas le cœur pur, je ne verrai pas Dieu. Si je ne pardonne pas à mon frère, Dieu ne me pardonnera pas. On ne sera pas condamné pour ignorer si le principe de l'Esprit-Saint est unique ou double ; mais on n'évitera pas la damnation, si l'on ne s'efforce pas de posséder les fruits de l'Esprit, qui sont amour, joie, patience, bonté, douceur, foi, modestie, continence…
L'essence de notre religion c'est paix et concorde : ce qu'on ne peut aisément maintenir qu'à la condition de ne définir qu'un tout petit nombre de points dogmatiques et de laisser à chacun la liberté de se former son propre jugement sur la plupart des problèmes…
La vraie science théologique consiste à ne rien définir qui ne soit indiqué dans les Écritures […]. On en appelle aujourd'hui au concile œcuménique pour décider de beaucoup de problèmes ; mais on ferait mieux de les renvoyer au jour où nous verrons Dieu face à face…
Jadis la foi consistait plutôt dans la vie que dans la profession des articles de foi. Peu à peu il devint nécessaire d'imposer des dogmes ; mais ils étaient peu nombreux et d'une simplicité toute apostolique. Dans la suite […] l'obstination des hétérodoxes contraignit l'Église à définir quelques dogmes dans ses conciles. Les articles s'accrurent : la sincérité décrut.
La doctrine du Christ, qui au début répudiait toute logomachie, demanda protection aux écoles des philosophes : ce fut le premier pas dans le déclin de l'Église. Puis les richesses augmentèrent ; la violence s'en mêla. L'intrusion de l'autorité impériale dans les affaires ecclésiastiques nuisit à la sincérité de la foi. La religion devint une pure argumentation sophistique. Et l'Église fut inondée d'une myriade d'articles.
De là on passa à la terreur et aux menaces…
Par la force et la peur nous essayons de faire croire aux hommes ce qu'ils ne croient pas, de leur faire aimer ce qu'ils n'aiment pas, de les forcer à comprendre ce qu'ils ne comprennent pas.
La contrainte ne peut s'unir à la sincérité et le Christ n'accepte que le don volontaire de nos âmes. »
Érasme
lettre à Jean Carondelet, archevêque de Palerme, 5 janvier 1523
Cité par J.-C. Margolin in Érasme par lui-même, Seuil, 1965, pp.166-167