Évangile et loi naturelle : un mariage contre nature ?
L’auteur de ces lignes n’a ni la compétence ni au demeurant l’espace nécessaire pour éclaircir les débats infiniment complexes qui au cours de l’histoire ont été soulevés autour de la notion de loi naturelle et des notions qui peuvent en être rapprochées, telles celles de loi de la nature, droit naturel, droit des gens, ordre naturel, etc. On se limitera ici à se questionner sur un paradoxe au moins apparent.
Le Dieu biblique, avec ses attributs de toute-puissance, n’apparaît aucunement contraint par un ordre cosmique qui serait aussi éternel que lui. Il est donné comme le seul créateur de l’univers, et on peut dire dans cette tradition que si l’univers obéit à des lois c’est que ces lois elles-mêmes ont été créées par sa volonté. Une fois ces lois établies, on pourrait imaginer qu’il les respecte comme le ferait un législateur cohérent, d’autant que l’omniscience et la perfection absolue qu’on lui attribue impliquent que ces lois portent la marque de ces qualités. Mais il n’en est rien. Alors que dans l’ordre civil les décrets ne contredisent pas les lois, les décrets de la Providence bouleversent celles de la création. L’intervention divine en annule continuellement un certain nombre d’effets, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, et même tout au long de l’histoire humaine, où de multiples événements sont tenus pour miraculeux par les autorités ecclésiales.
Les contorsions de la théodicée ont certes tenté de remédier à cette aporie. Mais l’argument ontologique bien connu selon lequel un univers aussi parfait que son créateur se serait confondu avec lui et n’aurait donc pas pu accéder à une existence propre ne légitime pas qu’il soit nécessaire à son auteur d’y intervenir de façon épisodique, encore moins qu’il n’y intervienne pas la plupart du temps devant des circonstances analogues à celles où il intervient quelquefois.
L’introduction du mal dans le monde par le péché originel peut certes rajouter une autre raison d’être à ces imperfections, mais, s’il n’est pas totalement irrationnel de lui attribuer les violences humaines, il reste peu convaincant d’expliquer les cyclones et la chute des astéroïdes comme la conséquence de la faute d’Adam, et encore moins de démêler les raisons qui conduisent la puissance divine à en préserver certains de nos semblables et non d’autres apparemment pas moins méritants. À moins bien sûr de décréter insondables les intentions divines. Mais alors toute parole se réclamant d’un discernement rationnel devient impossible sur quelque canton de la création que ce soit.
Il n’est donc pas illogique de faire de la création tout entière un miracle permanent, selon la formule de Malebranche. L’intervention divine y serait ainsi continue et la distinction entre lois naturelles et événements miraculeux deviendrait assez oiseuse. Mais il est manifeste qu’une position aussi extrême embarrasse la pensée majoritaire dans les Églises. On hésite à fragiliser une construction cosmique aussi impressionnante en la faisant dépendre d’une volonté personnelle, fût-elle celle de l’Être Suprême, qui d’ailleurs ferait de temps en temps des trous dans sa méticuleuse régularité. Pourtant, à mesure que la pensée occidentale se libère de la soumission dogmatique, les champions de ce mouvement auront tôt fait de concevoir l’ordre du monde comme indépendant de la volonté de son Créateur, soit qu’ils voient en lui, à la façon de Spinoza, un équivalent (ou un prête-nom ?) du Tout, soit qu’ils le relèguent dans un rôle d’horloger à la façon de Voltaire, soit enfin qu’ils lui dénient l’existence à la façon de Diderot.
Dans l’ordre moral, un mouvement analogue se développe au cours du temps. Quand le salut éternel commence à faire son chemin, l’accès aux Champs Élysées s’ouvre aux défunts qui ont joint une piété sans faille à une vertu incontestable. La synthèse helléno-chrétienne y rajoutera la grâce, sorte d’équivalent du miracle dans l’ordre du salut personnel, mais qui ne dispense aucunement d’une vie exemplaire définie comme l’obéissance aux lois divines et aux commandements qui en découlent, tels qu’ils sont enseignés par l’institution ecclésiale.
Mais d’où viennent ces lois ? Sont-elles le fruit de la libre volonté du créateur, ou sont-elles l’émanation même de la loi qui régit le réel dans son ensemble ? C’est là qu’éclate la divergence entre les deux manières de percevoir la notion de loi : régularité dans la causalité des phénomènes ou commandement imposé par une autorité.
La crainte des châtiments infernaux, garantie par l’adhésion aux dogmes ecclésiaux, était réputée avoir pour heureux effet sur les sociétés d’imposer autant que faire se peut aux individus une conduite morale qui conditionne la paix civile : Napoléon justifiait ainsi le rétablissement du culte. Mais on peut se demander si c’est cette seule crainte qui pousse les individus à rechercher le bien ou s’il s’agit d’un tropisme constitutif de l’espèce humaine – pour ne rien dire des autres créatures – conforté par un constat rationnel selon lequel il est plus profitable d’établir avec ses semblables un rapport de réciproque bienveillance.
À mesure que s’instille le doute sur la vérité des dogmes professés par les Églises, la peur des peines éternelles s’estompe. Mais la question morale (déguisée aujourd’hui, pour l’alléger encore de ses connotations dogmatiques, sous le terme grec d’éthique dont morale est la transposition latine) continue à se poser dans les sociétés. L’infinie complexité de la casuistique en révèle l’impossible mise en système, mais on peut entrevoir les principes qu’elle se cherche comme fondements.
L’impératif catégorique s’étaye sur la formule célèbre « La nature raisonnable existe comme une fin en soi », et de là Kant déduit les règles morales assurant le règne des fins, où les volontés particulières se donnent une visée universelle, côtoyant au bout du compte la règle d’or, la vraie, fruit de la sagesse antique qui, pour avoir été recueilli dans l’Évangile, n’en reste pas moins détachable de l’Alliance. Au terme du processus, la face morale de la loi naturelle se trouve autant libérée du cordon ombilical qui la reliait à la volonté divine que sa face cosmique.
Les Églises voient ainsi la loi naturelle, arrachée à son intégration au plan divin, devenir une machine de guerre contre leurs dogmes. D’autant plus que la volonté divine, telle que les textes bibliques en présentent les effets ou les prescriptions, heurte en de multiples occasions la morale naturelle telle que les moralistes laïques la construisent. S’ouvre ainsi une occasion d’émanciper le message biblique, ou au moins évangélique, de la gangue créationniste. Les infortunes de la Nature, dont l’œuvre de Sade inaugure les tribulations, pourraient inciter l’institution ecclésiale à ne plus s’accrocher à ce radeau de la Méduse. Y est-elle prête ?
Rien n’est moins sûr si on constate la place que la loi naturelle continue à tenir dans les positions les plus controversées de l’Église romaine. C’est évidemment dans le domaine de la bioéthique qu’elle a le plus de facilité pour déployer ses effets. L’exclusivité donnée à la procréation dans l’exercice de la sexualité s’appuie sur un composé de conformité littérale aux Écritures (en l’occurrence presque exclusivement à l’Ancien Testament) et d’appel à la loi naturelle, le recours à cette dernière étant sans doute, dans un monde sécularisé, perçu comme une garantie de plus aux textes sacrés, un signe de Jonas : même la loi naturelle des païens donne raison à la Bible. Étrange renversement. Comble de la transgression en ce domaine, les actes homosexuels, tels qu’ils sont par exemple traités dans le Catéchisme de l’Église Catholique de 1992, révèlent bien cette hybridation :
« S’appuyant sur la Sainte Écriture qui les présente comme des dépravations graves, les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés. Ils sont contraires à la loi naturelle. Ils ferment l’acte sexuel au don de la vie ».
L’organe est donc prédestiné à un usage déterminé par une finalité, et vouloir en tirer autre chose est condamnable puisque c’est un désordre par rapport à l’ordre de la nature. On peut là-dessus s’interroger à l’infini. La bouche est-elle faite pour le baiser ? Grave question que se pose l’Américain traumatisé (et straight, n’ayez crainte bonnes gens) de l’immortelle opérette Pas sur la bouche dans la chanson célèbre : La bouche c’est fait pour causer, pas pour baiser (c’est le texte originel, je n’y peux rien). En revanche, s’abstenir d’utiliser des organes dont le Créateur nous a pourvus n’a rien de coupable, puisque les vierges consacrées et les membres du clergé, hormis ces petits malins de Levantins, sont expressément tenus de s’abstenir du don de la vie…
Égarés dans cet embrouillamini, il nous semble permis de se demander en fin de compte si l’union de la loi naturelle et de l’Évangile ne serait pas elle aussi un mariage contre nature.
L’aventure biblique aboutirait-elle donc à nous soumettre à l’ordre du monde comme tant de sagesses antiques en ont persuadé leurs adeptes ? On nous pardonnera peut-être d’en douter. Peut-on espérer que l’esprit évangélique nous désembourbe de ces ornières ? Le Créateur doit-il être rendu responsable de l’ordre du monde, ou doit-on le voir comme celui qui veut apporter un sens à son absurdité en s’y incarnant ? L’univers prend-il un sens parce qu’on y observe les lois de la chute des corps, de la relativité ou de la bioéthique, ou uniquement parce qu’on y voit surgir, de façon encore bien fragile et embryonnaire, ce qui pour la pensée évangélique définit Dieu, c’est-à-dire l’amour ?
Alain Barthélemy-Vigouroux