Éros & Thanatos : réflexion sur les débats en cours
Les deux problèmes, devenus sociaux, que sont les conséquences d'une reconnaissance de facto de l'homosexualité comme comportement " normal " de l'espèce humaine, et de l'euthanasie comme solution finale à des termes de vies interminablement douloureuses, sont – même si le mot est devenu quasiment obscène – des problèmes moraux. Or n'est-ce pas Kant qui affirmait que pour être moralement bon un acte devait être généralisable à l'universel ? Qu'est-ce qui est universalisable dans ces deux domaines ?
Ne peut-on, dans ces débats difficiles parce qu'ils ont comme sujet l'homme, l'espèce humaine, accepter de réfléchir, en gardant raison, au lieu de s'invectiver avec des opinions toutes faites et rabâchées ?… Un préalable utile pour un dialogue constructif : qu'on puisse garder la liberté de ne pas partager l'enthousiasme de la société ambiante à propos de l'homosexualité – fruit d'un lobbying patient et de longue durée – sans être systématiquement taxé d'homophobie, terme qui ne s'applique qu'à une hostilité exercée contre les personnes 1.
1° – Sur la question du mariage entre homosexuels, il faut distinguer d'une part ce qui concerne les personnes concernées, toujours à respecter, et d'autre part les problèmes concrets, économiques par exemple, posés par la vie d'un couple de même sexe et non prévus ou réglés par la législation en place. On comprend que ces personnes veuillent garantir leurs droits. Le P.A.C.S. était censé remédier aux difficultés " civiles ". Il semble ne pas bien remplir cette fonction. Pourquoi ne pas l'améliorer pour donner toutes les assurances individuelles ou collectives nécessaires à ceux qui ont choisi ce mode de vie ? Mais pourquoi tenir à ce mot de " mariage " qui, dans la tradition occidentale et pas seulement religieuse, désigne l'union d'un homme et d'une femme, constituant une famille, éventuellement ouverte à la procréation, source de renouvellement de la société ?
Qu'on ne vienne pas nous dire, à ce propos, même si c'est une interrogation justifiée par l'évolution démographique du monde, qu'il y a assez de gens sur terre pour ne plus procréer. Ce constat n'est pas nouveau ; peut-être deviendra-t-il indispensable un jour (avec des risques de déséquilibre des pyramides des âges, d'eugénisme ou d'interdits " liberticides "). Au XVIIe siècle déjà, des théologiens avaient avancé que le " Croissez et multipliez ", jadis nécessaire pour assurer l'extension de l'Église, ne se justifiait plus, puisque celle-ci avait triomphé. La conclusion ne plaira guère aujourd'hui : les gens mariés étaient conséquemment invités… à ne plus avoir de relations sexuelles devenues inutiles, puisqu'envisagées, à l'époque, sous le seul angle procréateur !
Le mariage, depuis plus d'un demi-siècle, a été critiqué comme aliénation (tiens, on ne parle plus de H. Marcuse !), parfois ridiculisé. Pourquoi s'y attacher de nouveau en le détournant de son sens ? On voit bien qu'il y a, en arrière-plan, la question de l'adoption d'enfants par les couples homosexuels. C'est pourtant une toute autre question, et qui met en jeux d'autres exigences, la principale restant le " bien de l'enfant ".
Fondamentalement à ce sujet, faut-il – comme le pensent beaucoup de psychologues et de médecins – qu'il existe au sein de la " famille d'accueil " (naturelle ou adoptive) un pôle masculin et un pôle féminin permettant à l'enfant de construire sa personnalité ? Trop longtemps, on a fait de la distinction des sexes (qui existe physiologiquement, ne serait-ce que dans les flux hormonaux qui nous imbibent) un prétexte pour réduire la femme à un statut inférieur. Cette situation persistante n'est sans doute pas pour rien, outre le désir de " liberté ", dans le fait que l'opinion publique, consciente de cette injustice, tend à rejeter les structures traditionnelles de la famille : procréation, indissolubilité, etc. Un argument des homosexuels, qui semble a priori de bon sens, affirme qu'un enfant peut être plus heureux dans un couple homo qui s'entend et s'occupe bien de lui qu'avec un couple hétéro déchiré et maltraitant ; mais il est à double tranchant, car il n'y a aucune garantie qu'un couple homo ne puisse être déchiré et maltraitant…
En résumé, compte tenu de l'évolution des mœurs, il paraît souhaitable d'assurer à un couple homosexuel les conditions de stabilité et de droits civils. Mais avec un autre mot que mariage. Et en dissociant la question de l'adoption qui ne concerne pas seulement le couple mais les enfants à venir et mérite par là une réflexion qui dépasse les seuls sentiments et désirs singuliers, si respectables soient-ils.
Reste à trancher – si faire se peut sans atteindre à la liberté de chacun – jusqu'à quelles limites la société peut accepter les choix de vie individuels.
1° – Quant à l'euthanasie, c'est un dilemme ancien. Au Moyen-Âge déjà, on en voit des cas soumis à la Pénitencerie apostolique, pour solliciter l'absolution de " crimes " accomplis par pitié devant le long martyr de malades condamnés. On connaît les thèses avancées par ceux qui plaident pour " mourir dans la dignité ". Elles sont respectables. Mais une ambigüité demeure. Veut-on mourir ou seulement échapper à des douleurs insupportables ? Celles-ci relèvent-elles d'abord du malade, ou de l'entourage qui n'en finit plus d'attendre ? L'innovation qu'ont constituée les soins palliatifs modifie sérieusement les données. Aux témoignages manifestés, l'expérience est positive ; resterait à pouvoir offrir cette possibilité à tous ceux qui en auraient besoin. Et si le principe de précaution avancé contre les faiseurs d'héritage semble facile, la question ne se pose-t-elle jamais dans la réalité ?
On a déjà franchi un grand pas en renonçant à l'acharnement thérapeutique. Pie XII, pourtant peu laxiste, avait, en son temps, accepté qu'on puisse renoncer à des traitements " extra-ordinaires " destinés à prolonger artificiellement une vie sans espoir de guérison, et même il admettait l'emploi de sédatifs contre la douleur, même si ceux-ci risquaient d'abréger la vie, quoique sans intention de donner la mort. Peut-on s'en tenir à la seule volonté du malade ou au simple bon sens désintéressé de sa famille ou à la compétence du corps médical ? Faut-il s'accrocher au concept de " respect de la vie " ? Celui-ci demeure bien équivoque, alors qu'en bonne théologie on admet la notion de " guerre juste ", qui fait bien plus de morts (innocents eux aussi) que les hôpitaux.
En résumé, question complexe, vitale (sans jeux de mots), qui de l'avis de bien des professionnels de santé ne gagnera rien à être trop encadré législativement. Rappelons que beaucoup considèrent la Loi Léonetti de 2005 comme une bonne réponse à un grand nombre de cas ; la connaît-on assez, même dans le corps médical ? En tout cas elle semble correspondre à la sagesse d'un " ni prescrire ni proscrire ".
Marc Delîle
1 – Voir l'excellent dossier du n° 3496 de La Vie (30 août-5 septembre 2012) : L'Église est-elle homophobe ?, en particulier l'éditorial de J.-P. Denis.