Entre mosaïque culturelle et pluralité religieuse : des chemins de dialogue
Lorsque l’ISTR de Marseille a été fondée, en 1992, sous l’impulsion du cardinal Coffy et dans le prolongement du synode de l’Église de Marseille, personne ne pouvait imaginer la situation dans laquelle nous nous trouvions ni les événements qui allaient marquer la vie internationale, ni celui du 11 septembre, ni celui qui se déroule sous nos yeux avec les révoltes du monde arabe qui change la donne, de manière irréversible. Nous savions simplement que la situation de pluralité culturelle et religieuse est un fait durable et d’autre part que l’Église s’est solennellement engagée à vivre cette situation dans une perspective de dialogue.
Les bouleversements du monde
Le monde change sous nos yeux. Nous vivons ces derniers mois un moment où l’histoire semble connaître une accélération soudaine. Qui aurait pu prévoir, il y a quelques semaines, les événements actuels ? Au même moment, la République est prise dans des embarras invraisemblables tant dans sa politique extérieure que dans la politique intérieure pour gérer une situation de pluralité culturelle et religieuse qui lui échappe. Les problèmes réels sont noyés sous des représentations et des fantasmes qui en interdisent une compréhension sereine et réaliste.
Les révoltes arabes ont montré au grand jour le choix de certaines démocraties, dont celui de la France, de pactiser et se compromettre avec des dictateurs malgré l’écrasement des peuples. Sans parler des comportements indignes de certains membres du gouvernement, l’aveuglement des politiques n’a d’égal que le silence assourdissant des intellectuels. Comment se fait-il que nos philosophes – dont certains rêvent d’être des philosophes dans la cité ! –, se soient terrés dans un tel silence au moment où un véritable séisme ébranlait le monde arabe ? Quelles sont les raisons de cet aveuglement ? On ne peut pas ne pas se poser la question. Elle est susceptible de nous renseigner sur les maux dont nous souffrons. Parmi elles, la peur de l’islam occupe une place de choix. Elle s’avère très mauvaise conseillère.
Largement fantasmatique, cette peur est liée à une histoire mal assumée et à une décolonisation inachevée dans les esprits. Elle vient renforcer une difficulté à penser la religion dans l’espace public car contrairement à ce que l’on entend dire – ad nauseam – la religion ne sera jamais du domaine privé ! Elle est par nature liée à des cultures dans lesquelles elle se nourrit et qu’elle a largement contribué à façonner et qu’elle continue à inspirer ouvertement ou souterrainement. Les religions, y compris dans les sociétés sécularisées, fournissent des réserves de sens, un capital symbolique, des repères éthiques ; elles inspirent des œuvres d’art, de littérature, de cinéma ; elles ouvrent sur un ailleurs et une transcendance que le seul mot de Dieu ne saurait épuiser. À l’impensé de la religion s’ajoute une diabolisation de l’islam, réduit à une seule et unique représentation, celle d’un islam politique. La peur de l’islam, les représentations faussées de la religion en général et de l’islam en particulier handicapent la République et la plongent dans une sorte d’incapacité à comprendre des cultures dans lesquelles le facteur religieux occupe une autre place que dans des sociétés plus sécularisées.
Les embarras de la République
À l’intérieur de la société française, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Nous voyons sous nos yeux d’étranges phénomènes. Aujourd’hui les défenseurs éclairés de la laïcité – par une curieuse évolution politique – semblent être les religieux, qui avec unanimité et sagesse ont refusé de participer à un débat aux relents électoralistes et au service de stratégies personnelles internes à un parti. Ceux qui ont combattu la laïcité des origines sont ceux qui aujourd’hui la défendent de toutes les annexions idéologiques auxquelles elle est soumise. La laïcité, dont le mot lui-même cache mal son origine chrétienne. Elle est une manière particulière, peu répandue dans le monde, d’organiser le vivre ensemble dans le respect des opinions et des croyances, « en privé et en public ». Elle est relative à une valeur et un des droits fondamentaux de l’homme : la liberté religieuse. Les confusions de tous ordres minent toutes ces discussions qui sont plus souvent des propos conjoncturels que des débats, dans lesquels la laïcité est souvent confondue avec la sécularisation.
Le communautarisme est souvent agité comme un épouvantail mais, comme le faisait remarquer récemment le président de la République, a-t-on déjà vu une communauté revendiquer des droits particuliers et réussir à les imposer à la société française ? Mais il est vrai que le multiculturalisme vient déranger la République habituée depuis des décennies à fonctionner – avec l’Église catholique essentiellement – dans des relations repérables. Le métissage de nos sociétés vient perturber un ordre établi. Ad extra, les réveils des pays arabes, dont beaucoup avaient pronostiqué une incapacité foncière à la démocratie, redistribuent les cartes et les faits ne manqueront pas de continuer à ébranler quelques assurances idéologiques.
Dans ce contexte comment se comporter ? La religion est inséparable de la culture. Les pronostics et la tranquille assurance de « la sortie de la religion » ont fait long feu. « Le monde est furieusement religieux », a pu écrire Peter Berger, reconnaissant s’être trompé, après avoir été le chantre de sécularisation et de la disparition annoncée de la religion. La pluralité culturelle et la pluralité religieuse se sont invitées à la table de la République. L’Église catholique est au défi de relever cette pluralité. Quels peuvent en être les points de repère, comme citoyen et comme croyant ?
La liberté religieuse
Comme citoyen, nous avons à notre disposition tout ce dont nous avons besoin pour vivre ce métissage culturel et religieux. La laïcité, dans son originalité française, nous donne les possibilités d’une vie en société où les différences ne s’excluent pas et ne sont pas renvoyées uniquement à l’intime de la conscience. Dans la constitution, c’est l’État qui est laïc mais pas la société. Nous ne pouvons accepter la marginalisation des religions ni que la laïcité devienne une opinion. La neutralité de l’État doit garantir à chacun de pouvoir exercer sa liberté de conscience mais aussi de culte et de religion, en privé et en public. Le respect de l’ordre public est la limite imposée à chacun et à tous. Le principe d’égalité veut que dans une société démocratique, ce qui est garanti aux uns est aussi garanti aux autres, dans un rapport de juste proportionnalité, lié au nombre et à l’histoire. Ainsi, œuvrer pour le respect de l’autre dans sa culture et dans sa religion c’est œuvrer au respect de sa propre religion.
La laïcité est soumise elle-même à une valeur supérieure qui est la Liberté religieuse. Cette liberté fait partie des droits fondamentaux mais on sait aussi qu’avec la liberté d’information elle est une des plus fragiles. Elle est l’une des dernières libertés obtenues et l’une des premières à être mise en difficulté. Aussi constitue-t-elle un lieu de vigilance dans une société.
L’Église s’est prononcée sur la liberté religieuse. Là aussi le concile anticipe bien des débats d’aujourd’hui et, je le crains, de demain. La liberté religieuse se fonde sur le devoir, et par conséquent le droit, de chercher la vérité en matière religieuse. Dans sa conscience, l’homme est tenu de suivre fidèlement les dictées de sa conscience. Il ne doit pas être contraint d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir selon sa conscience. Aussi le concile ne craint-il pas d’affirmer que « c’est faire injure à la personne et à l’ordre même établi par Dieu pour les êtres humains que de refuser à l’homme le libre exercice de la religion sur le plan de la société, dès lors que l’ordre public juste est sauvegardé ». Le politique a vocation à garantir à tous, y compris aux minorités, cette liberté fondamentale.
Il est probable que dans le temps où nous sommes le respect de la liberté religieuse pour tous, inscrite dans la déclaration universelle des droits de l’homme et repris dans la constitution européenne, soit une boussole pour guider notre action et notre jugement dans la confusion réelle ou entretenue sur ces sujets. Pour les chrétiens, elle est un des enseignements majeurs du Concile Vatican II. La liberté religieuse étant indivise, ceux qui la revendiquent pour eux ne peuvent que la promouvoir et la défendre pour les autres croyants et aussi d’ailleurs pour toutes les opinions.
Pourtant cette attitude de lucidité et de vigilance par rapport à la liberté religieuse n’est pas la seule attitude proposée aux chrétiens pour vivre de manière évangélique la situation de métissage culturel et religieux de notre société.
Le dialogue
Si l’Église ne se trouve pas dans les mêmes embarras que la république, c’est parce qu’elle a fait des choix et qu’elle a pris l’engagement du dialogue au moment du concile Vatican II. On ne mesure pas combien ce concile a été de ce point de vue, et de quelques autres, une anticipation salutaire pour faire face aux données nouvelles de nos sociétés. Certes ce choix de l’Église n’est pas toujours accueilli par tous ses membres. Il vient réinterroger des postures politiques de certains chrétiens. Il vient en contester d’autres. Quand l’Église dit : « on ne peut pas invoquer Dieu comme le père de tous les hommes sans se comporter fraternellement avec certains d’entre eux » ce rappel évangélique réinterroge nécessairement tout un chacun sur ses choix, ses propos ou ses attitudes. La fraternité universelle n’est simple pour personne ! Lorsque l’Église dit des musulmans « qu’avec nous ils adorent le Dieu unique » elle oblige à « ne pas creuser le fossé des différences », pour parler comme Christian de Chergé. Elle invite à reconnaître le lien qui nous unit les uns et les autres au Dieu créateur et miséricordieux et à ne pas confondre des points de vue différents sur Dieu avec l’affirmation que l’on n’aurait pas le même Dieu, dont d’ailleurs on ne voit pas très bien ce que cela signifie dans la bouche de personnes qui confessent tous les dimanches qu’elles croient en un seul Dieu. Plus profonde que toutes nos divisions et comme le disait le pape Jean Paul II, plus loin que les divisions, cette unité est radicale, fondamentale et déterminante.
L’expression de dialogue interreligieux – qui est le terme consacré pour qualifier cette posture – ne doit pas faire illusion. Il ne s’agit pas essentiellement d’un dialogue théologique qui peut s’avérer parfois fort compliqué, qui reste relativement rare et qui suppose que les interlocuteurs soient eux-mêmes suffisamment au fait de la réflexion théologique de leur propre tradition religieuse. Le dialogue est essentiellement une attitude personnelle qui souvent se vivra à travers les humbles réalités ordinaires de la vie. Le concile, sous l’impulsion décisive de Paul VI, a qualifié sa relation ad extra par ce concept. Il l’emploie certes pour les relations avec les autres croyants mais aussi pour qualifier l’œcuménisme, pour les relations avec les non-croyants et plus largement avec le monde. Cette notion est riche puisque le pape Paul VI pensait qu’elle pouvait « servir pour comprendre la relation de Dieu avec le monde et que la révélation divine elle-même peut être représentée sous la forme d’un dialogue… »
Les chrétiens sont donc invités non seulement à être lucides dans les agitations de la société et à promouvoir la liberté religieuse mais encore à entrer dans cette attitude de dialogue. Évidemment ce n’est pas chose aisée ! Mais il ne nous a jamais été dit que vivre de manière évangélique serait un long fleuve tranquille. La paix qui nous est promise, celle que le Christ donne à ses apôtres, n’est pas celle-là ! Pourtant le chemin qui nous est offert a son origine et son terme en Dieu. L’enfant y a accès… le mystique s’y épuise.
Une chance pour ce temps
Comme Dieu ne nous abandonne pas, il donne à la société et à l’Église ce dont elle ont besoin pour traverser cette nouvelle étape de l’histoire des hommes. Des signes nous sont donnés et je tiens qu’aussi bien la vie des moines de Tibhirine et leur témoignage humble et caché que le succès médiatique qu’a connu leur expérience à travers un film qui fut un vrai succès sont comme un signe qui nous est donné pour vivre ce temps.
La pluralité culturelle et religieuse est une chance pour notre société. Au cours de l’histoire, nous avons eu bien des difficultés avec la différence culturelle et/ou religieuse. La chrétienté vivait mal la persistance de communautés juives. La découverte des Amériques et de nouvelles populations a été une nouvelle interrogation sur l’humanité. On se demandait même jusqu’à quel point il s’agissait d’humains. La colonisation n’a pas vraiment pris en considération ces autres que nous avions un temps soumis ou auxquels nous voulions apporter, y compris contre leur gré, les lumières de la civilisation ! Aujourd’hui, une question qui pourrait sembler annexe est en train de prendre de l’importance : faut-il manger de la viande ?! On ne sait plus très bien les frontières de l’humain et de l’animal, au point que certains se demandent si nous ne sommes pas des animaux comme les autres ! J’y lis entre autres une nouvelle incapacité à se situer dans des altérités, qui en tout cas se traduisent par un nouvel antihumanisme.
L’histoire nous offre la chance de faire une nouvelle expérience de l’altérité… Au lieu de vouloir intégrer des citoyens jusqu’à la désintégration totale de leurs cultures natives (ce qui a pour effet de les fragiliser terriblement), au lieu de vouloir raboter les différences, de marginaliser les croyances au profit d’une seule idéologie dominante, il est offert à notre temps de faire l’expérience de la fécondité de toutes ces différences…
La pluralité religieuse est une chance offerte aux chrétiens. Ils ne sont ni les seuls croyants, ni les seuls priants dans la société et, dès lors, la rencontre de cette altérité conduit à approfondir sa propre foi par la médiation de l’autre. Le respect sincère demandé pour toute religion, l’estime prônée pour les musulmans, la relation de dépendance constitutive vis-à-vis du judaïsme ouvrent des chemins non seulement de rencontre mais d’approfondissement de sa propre foi et de sa particularité.
Pour des chrétiens, la singularité de leur foi ne se trouve pas dans une comparaison, une confrontation, une opposition aux autres croyants car le Christ ne nous a pas séparés des autres mais mis à part. Il y a là plus qu’une nuance. Ceux qu’il a établis comme ses disciples, il les appelle à une communion avec tous. S’il les met à part c’est en vue d’entrer dans une relation de communion avec tous car ils ont vocation à être dans le monde des signes d’unité des hommes entre eux et des hommes avec Dieu, car dans leur espérance ils croient que le dessein du Père est que tous les hommes soient sauvés et que ce salut leur est déjà acquis dans le Christ en qui « tout est accompli ».
Christian Salenson
Directeur de l’Institut des Sciences et Théologie des Religions (I.S.T.R.) de Marseille