Entre les deux coule une rivière
Depuis la traversée de la Mer Rouge, en passant par l’eau du Jourdain, jusqu’à l’eau du baptême, l’invitation à passer sur l’autre rive est une constante biblique qui signe l’appel à la liberté, à la dignité et à la vie. D’esclave en Égypte en homme libre en terre promise, de prisonnier du péché en créature libérée par le baptême, chacune de ces traversées de l’eau redresse l’homme dans sa position verticale, seule stature pour qu’il puisse affronter son histoire et lui permettre de la vivre en homme debout, sujet de son existence.
Je connais depuis peu une petite ville en Roumanie où traverser la rivière pour vivre sur l’autre rive est le rêve d’une centaine d’hommes de femmes et d’enfants. De part et d’autre de la berge deux populations vivent dans des univers différents totalement étrangers l’un à l’autre.
D’un côté de la rive, 3 clochers semblent veiller paisiblement sur le peuple chrétien roumain, signant un vivre ensemble possible autour du pope orthodoxe, du pasteur réformé et du prêtre gréco catholique.
La première étape de la visite du village nous fit nous arrêter devant la mairie fraichement repeinte, au moment où le car du ramassage scolaire livrait son lot de collégiens rieurs. L’oreille de certains rivée sur leur portable ne pouvait entendre le trot des chevaux tirant une charrue pleine de foin me rappelant le charme du village paysan de mon enfance. Des femmes aux jupes chamarrées et aux bottes crottées parlaient tranquillement devant la vitrine d’une petite épicerie face à un jeune adolescent dépenaillé et crasseux fixant d’un air rêveur les collégiens le dépassant sans le voir.
Puis nous traversâmes le pont qui enjambe la rivière et sépare en deux le village.
Alors que nous étions à pied, j’eus l’impression d’emprunter une machine à remonter le temps et d’être projetée au Moyen âge. Le confort minimum qui assure une certaine dignité à la vie humaine semblait s’être arrêté à la dernière maison du bout du pont. Plus d’eau courante, une installation électrique de fortune pour des familles de roms vivant au minimum à 7 dans l’unique pièce chauffée seulement, pour certaines, par un vieux poêle à bois. Des femmes remontaient dans la boue neigeuse le flanc de la colline portant de lourds jerricanes d’eau utiles pour réchauffer des pieds glacés, permettre de laver les guenilles séchant tant bien que mal par une température frisant le zéro et cuire quelques maigres aliments. Je regardais les murs totalement délabrés, les toitures plastifiées pour certaines d’entre elles et découvrais un couple avec ses 7 enfants entassés sous des bâches à même le sol en terre battue uniquement garni de matelas empilés recouverts de draps et couvertures qui feraient le bonheur de mon setter irlandais gras et repu.
Un enfant peut-être plus téméraire psalmodiait une lente supplique « dai lai, dai, dai » en nous suivant pas à pas pour quémander quelques pièces de monnaie locale.
Alors que glacés dans nos vêtements et chaussures fourrées nous rêvions d’un bain chaud, nous fûmes invités à nous arrêter pour rentrer dans chacune des maisons, recevant presque à notre insu la mission de témoins envoyés dans le monde du XXIe siècle.
C’est au moment où le nez tout morveux d’un enfant aux pieds nus dans les bras de sa mère attira mon regard, que je me rappelais cette réflexion si souvent entendue, et parfois même pensée en moi-même, en particulier après qu’un pare brise ait été pris d’assaut au son d’un accordéon : « ils peuvent pas rester chez eux, mais que viennent-ils faire chez nous ? »
En effet, certains couples, mus par le secret espoir de quitter la rive maudite, prennent leur maigre balluchon, laissent leurs enfants à la grand-mère, voire même à la sœur ainée et viennent faire la manche au-delà des frontières de la Roumanie. Ils osent braver le regard dédaigneux, voire agressif des passants français pour rapporter régulièrement les fonds de nos poubelles et l’argent tant attendu permettant de simplement sur-vivre.
Seules certaines familles, parmi tant d’autres, ont la chance de rentrer en contact avec le Secours catholique et de participer à l’élaboration d’un projet d’habitation et de travail.
Leur seul désir est de retrouver leurs enfants, les scolariser et vivre dignement en famille de l’autre côté du pont grâce à l’aide technique et financière de structures compétentes, tant locales que nationales et européennes, pour le lancement de leur projet économique.
À la nuit tombée, alors que je regagnais avec l’équipe les véhicules, résonnait en moi l’invitation de Jésus à « passer sur l’autre rive » (Marc 4). J’entendais les vagues se jeter sur leur barque, je les voyais se remplir d’eau et comprenais la panique des disciples dans la tempête alors qu’ils se sentaient totalement abandonnés par ce Maître dormant paisiblement dans l’embarcation.
Donne-moi de croire Seigneur, que dans cet abandon apparent, au moment où se lève dans le cœur de ces hommes le désir de prendre en main leur destin pour passer sur l’autre rive, Tu restes au milieu d’eux pour la traversée et qu’à travers la mobilisation d’autres hommes et de femmes de bonne volonté, c’est bien Toi qui travaille avec et par eux pour que le « vent tombe et que se fasse le calme ».
Après avoir vu la colline qui surplombe la rivière, après avoir traversé si facilement le pont qui a fini par me ramener sur ma rive, je ne sais encore ce que je répondrai lorsqu’on me parlera des roms, mais il me semble que je partagerai au moins l’interrogation qui m’habite désormais : naître ou ne pas naître du bon côté de la rivière, voila bien la question.
Nathalie Gadéa