Entre culture, foi & politique

Publié le par G&S

La littérature de l’Entre-deux-guerres vue par le Dictionnaire pratique des connaissances religieuses de l’abbé Bricout.

Nous considérons généralement les monuments de culture que sont les dictionnaires comme des refuges de connaissances sinon objectives du moins sereines. Il en est pourtant qui se sont engagés de façon militante. Ce type d'ouvrage est à lire au second degré et l'étude de leur parti-pris peut être très éclairante pour connaître différentes facettes de la culture d'une époque. Qu'on pense au " Grand dictionnaire de Pierre Larousse " agressivement anticlérical. Le Bricout subit les remous de la crise moderniste et de l'Action française. La littérature, part importante de la culture, peut être un lieu de polémique politique, quand elle est animée par une idéologie.

BricouDans le premier quart du XXe siècle, Letouzey et Ané, a édité une série de dictionnaires d'un bon niveau scientifique en diverses sciences religieuses : Bible, Théologie, Liturgie, Histoire et géographie ecclésiastique, Droit canon. Il a publié simultanément un Dictionnaire pratique des connaissances religieuses (= DPCR), qui se proposait non « de rivaliser, pour l’érudition ou pour l’abondance des informations spéculatives et historiques, avec les vastes et savants dictionnaires. Il (voulait) simplement les utiliser de son point de vue pratique… pour les clercs en charge d’âmes, disposant de moins de temps pour des études approfondies ; les compléter aussi […] en ce qui concerne la pastorale, la pédagogie, les œuvres catholiques, les arts religieux, la littérature d’imagination dans ses rapports avec la foi ou la morale chrétienne etc. » Tenant compte de la lenteur de parution des autres Dictionnaires et afin de rester « pratique », il fixait l’ampleur de l’ouvrage à 6 volumes maximum, à paraître en 4 ou 5 ans. Aidé de seulement 47 collaborateurs, il a effectivement réussi son projet entre 1924 et 1928. Il a même édité 5 suppléments annuels, de 1929 à 1933, pour ajouter des compléments et mises à jour, réparer des oublis, ou tenir compte de l’actualité.

La littérature occupe dans ce Dictionnaire une place honorable. Sur le XIXe siècle et le premier tiers du XXe, les articles qui lui sont consacrés abondent et paraissent écrits par le même auteur, l’abbé Léon Jules, curé de Saint-Martin-de-Fontenay, petite paroisse du Calvados. Ils portent à la fois sur les problèmes généraux posés par la littérature à la religion, tels la Critique catholique, le Roman catholique, le Théâtre catholique, etc., et les écrivains, morts ou vivants, parfois reconnus depuis peu (Bernanos n’apparaît que dans le supplément de 1930). Le présent article, non exhaustif, s'en va au gré d’une curiosité subjective, mais en insistant sur l'interaction entre littérature foi et politique.

L'abbé Léon Jules fait preuve d’une vaste culture et souvent d’intuitions assez fines. Ainsi, dès 1927 – année où le cinéma parlant émerge à peine – il a compris l’importance que pouvait prendre cette « synthèse, encore un peu grossière, du théâtre et du roman », dont il pressent qu’il les supplantera. Il sait reconnaître un vrai talent ou ses promesses chez un auteur. Il n’a, en revanche, aucune « objectivité » et s’engage résolument contre la Révolution, les Lumières, le monde moderne rationaliste, libertaire et athée. Pourtant, il garde une certaine capacité de discernement entre les idées exposées – qu’il approuve ou condamne péremptoirement – et la forme adoptée par l'auteur. Il essaie de trier les intentions dans une pensée qu’il ne partage pas. Et il est d’autant plus intéressant à lire que son propre style, allègrement polémique et parfois doté d’humour, donne à ses notices une alacrité rare dans un dictionnaire.

Problèmes posés par la littérature à la religion

Un long article pourrait introduire notre sujet : « Littérature et catholicisme en France ». L’auteur y souligne l’influence omniprésente, depuis le Moyen-Âge, de la religion dominante dans la littérature française. Il étudie les apports de sentiments et d’idées que le catholicisme y a fait entrer ; puis l’évolution des rapports entre eux. Au total, un résumé d’histoire littéraire utilisée à des fins apologétiques.

Première question posée : qu’est ce que la religion a à faire avec la littérature, et réciproquement ? L'article « Critique catholique » en donne en partie la réponse. Il y établit d’abord la nécessité d’une critique catholique, puis détermine ses droits et devoirs. La critique étant l’art de juger, « elle s’applique à tous les domaines de la connaissance humaine puisque partout il y a des jugements à émettre » : en philosophie, science, religion, histoire, arts, musique, théâtre, philologie… Quant à la critique littéraire, « elle prend les œuvres et s’efforce d’en mettre à jour les qualités et les défauts, d’en indiquer le caractère et de leur assigner à chacune, aussi exactement que possible, une place déterminée et méritée. »

À partir d’exemples concrets, il montre les interactions existant forcément entre les jugements artistiques, les vérités scientifiques, la critique historique, l’analyse littéraire. S’appuyant sur Taine, il assure qu’« une œuvre d’art n’est belle que si elle est morale ». Il n’oublie pas que le critique catholique doit respecter la personne de l’écrivain. En revanche, il lui reconnaît le droit de dire d’une œuvre tout ce qu’il pense. Et ce serait un acte de charité que de dénoncer des ouvrages qui risquent de pervertir des âmes innocentes. Ses autres devoirs sont plus complexes : en premier lieu, être compétent et au courant de la matière qu’il aborde. Sans être artiste lui-même, il doit « connaître les lois de l’art et s’être formé le goût. Il doit faire abstraction de ses sentiments personnels… pour rendre justice à qui le mérite. »

On sait que, pendant longtemps sous l’Ancien Régime et encore au XIXe siècle, l’Église condamnait le roman et le théâtre, susceptibles d'attiser les passions. Les lire ou assister à une représentation était péché mortel. Au début du XXe, Jules est obligé de constater l’extension considérable du roman. « Il s’est annexé le domaine de l’épopée, il envahit le domaine de l’histoire, de la philosophie, de la religion, des sciences, de la politique, de la sociologie… [Son] importance tant au point de vue littéraire, qu’au point de vue moral, religieux et social, est, à l’heure actuelle, prédominante. Il est donc utile que les catholiques sachent discerner les romans qui leur conviennent. »

Qu’est-ce qu’un roman catholique ? Question devenue confuse : « Trop de gens et trop d’œuvres l’ont embrouillée comme à plaisir. On a vu un critique catholique déclarer que Balzac, dont les œuvres sont à l’ Index, avait été un " constant défenseur de la foi catholique " […] À propos des romans scabreux de M. Mauriac – écrivain classé comme catholique ! – un critique, catholique lui aussi, réclamait " pour l’artiste chrétien le droit de peindre toute le vie, tout le réel " […] Aussi plusieurs romanciers actuels jettent-ils allègrement par-dessus bord les règles de la décence et de la morale et prétendent quand même faire œuvre catholique, n’est-ce pas inadmissible ? »

« Pour mériter l’épithète catholique, un roman […] ne doit ni contredire les dogmes, ni les défigurer, ni les critiquer… [Certains romanciers] exposent à merveille l’objection, mais ne lui opposent que des réponses d’une faiblesse désolante » (NB : c'est une des techniques subversives de Voltaire ou de l’Encyclopédie de Diderot). « D’autres fois, ils méconnaissent la nature ou les droits de l’Église… [Enfin] on ne peut admettre davantage qu’un roman catholique ignore la doctrine morale de la liberté. » Doit être rejetée toute idée d’un déterminisme social expliqué par le déterminisme individuel, tel qu’on peut le rencontrer chez Balzac. Chez lui, le jeu des passions explique de façon logique les comportements et sentiments des personnages, sans que nulle part n’apparaisse leur liberté.

Conformément à la neuvième règle de l’Index, « le roman catholique doit respecter la décence [et] la peinture des passions charnelles est interdite… ». Cela ne lui interdit pas de les analyser, à deux conditions : « La première, c’est qu’il ne dresse pas un piédestal à l’amour passionné, qu’il appelle le péché par son nom et en inspire le dégoût ; la deuxième, c’est qu’il ne cherche pas à peindre par le menu et avec des couleurs voyantes les scènes de luxure », car il doit éviter d’exposer ses lecteurs à « l’aiguillon de la volupté ».

À la décence le romancier catholique doit ajouter des qualités positives, « qu'il propage des idées catholiques, qu’il s’inspire de l’idéal catholique et le serve ».

À l’égard du théâtre, notre critique ne serait pas loin d’adopter le rejet méfiant d’un Bossuet. Mais le théâtre est à la mode et il existe, en outre, un théâtre catholique, dont il déplore pourtant qu’il ne soit pas au niveau littéraire du profane. Pour le reste, il en exige à peu près les mêmes qualités qu’au roman catholique.

Qu’est-ce qu’un « bon auteur » ?

Le premier critère d'approbation littéraire de Léon Jules, c’est donc l’orthodoxie catholique. S’autorisant d’une communication du cardinal Merry del Val, secrétaire du Saint-Office, aux évêques (le 15 mars 1923), il questionne : « Serait-il admissible qu’un catholique se montrât indifférent aux attaques dont sa foi serait l’objet ? qu’il admirât sans réserve et propageât d’un cœur joyeux une œuvre ennemie de sa religion ? » Cette exigence est a fortiori valable quand il s’agit de convertis. Ainsi, pour lui, l’œuvre de Paul Bourget apparaît « immense… non seulement (par) le nombre des volumes qu’il a signés, mais surtout la diversité des genres où il s’est essayé et où il a excellé, la quantité prodigieuse des questions morales, politiques, religieuses, sociales qu’il a abordées, exposées, élucidées en maître avec une logique imperturbable et un art consommé. Cette œuvre est tout à l’honneur du catholicisme, puisque l’auteur, parti du scientisme rationaliste, est venu d’étape en étape à l’Église et y a pris rang parmi les fidèles ».

Il est plus sévère pour les déviants ou les agnostiques que partisan inconditionnel de catholiques patentés qui ne rempliraient pas leur devoir d’éclaireurs de la conscience des masses. En 1925 (parution du tome 2 du DPCR), Claudel avait déjà publié quelques-unes de ses pièces importantes : L’otage, L’annonce faite à Marie, Le père humilié… Pour Léon Jules, « cela ressemble à des balbutiements […] S’il y a de la profondeur, s’il y a même de la théologie et de la plus dogmatique, s’il y a du rythme et des images et du sentiment […] il y a plus encore… de l’obscurité. Allez donc discerner des trésors d’art dans une chambre obscure ! M. Paul Claudel a beau se tenir au premier rang des poètes modernes, il a beau être salué chef par toute une pléiade enthousiaste : il ne fera jamais que ses œuvres passent à la postérité (sic) ».

La forme a donc aussi son importance et, si elle n’est pas entièrement dissociable du fond, le jugement littéraire ne peut se laisser emprisonner dans l’une ou l’autre. « Il ne faut pas confondre les genres, et par exemple ne pas déclarer qu’Anatole France écrit mal parce que ses livres sont impies ou que les romans de la Bibliothèque rose sont des modèles de style parce qu’ils sont pleins de bons sentiments ». L’article concernant Anatole France est particulièrement sévère contre cet homme cultivé, ce « grec » jouisseur, qui, ayant la « haine du Christ et de la civilisation chrétienne [fut le] pire destructeur qu’ait connu… notre littérature ; il n’hésite pas à s’allier aux révolutionnaires, aux communistes, aux anticléricaux » ; quoiqu’il ait eu « d’exquises qualités de style… des finesses et des grâces qui feront toujours le régal des lettrés ».

La forme importe, même pour les défenseurs de la bonne cause. S’il reconnaît à Léon Bloy « le mérite de consacrer sa plume à la défense du catholicisme », et une « rare vigueur » de style, il dénonce certaines de ses pages, « dont l’allure révolutionnaire et l’accent de prophétie millénariste effaroucheraient un théologien », et surtout la mauvaise composition de ses ouvrages : « sans ordre logique, avec des digressions continues […] Si le rythme de sa phrase est extrêmement surveillé, la pureté de son vocabulaire l’est beaucoup moins […]. Quant à ses idées, elles se portent d’elles-mêmes à l’outrance et au paradoxe. Sa critique est agressive, acerbe, volontiers injuste non seulement contre ceux qui attaquent la religion, mais aussi contre ceux qui ne la comprennent pas tout à fait comme il la comprend (qui) n’est pas toujours d’une orthodoxie rigoureuse […] Souvent, il fait l’effet d’un mystique dévoyé… ». L'abbé manifeste un jugement tout aussi réservé à l'égard de Huysmans, lequel sorti – par sa conversion – de sa tare originelle : avoir débuté dans le naturalisme et l'anticléricalisme, avait conservé un style « violent, heurté, fougueusement imagé », non classique quoique non sans saveur.

La défiance du critique, contre tout ce qui n’est pas obéissance passive des fidèles et conformisme à la Tradition, s’applique aussi bien à l’égard d’auteurs qu’il agrée et même encense. Bernanos émergeait à peine (Sup 1930). Il est célébré par le Dictionnaire comme « un romancier qui ne craint pas de se déclarer catholique ». Sous le soleil de Satan, paru en 1926, est qualifié de « révélation et presqu’une révolution […] Jamais encore un roman n’avait abordé avec cette fougue et cette franchise l’étude approfondie et la peinture effrayante du surnaturel diabolique. » Malheureusement, « le romancier respecte mal les bornes de l’orthodoxie et son art, d’une indiscutable puissance, connaît parfois des défaillances regrettables ». L’épisode initial, l’Histoire de Mouchette, lui apparaît « fort scabreux et malsain ».

Son auteur ne serait pas heureux dans sa peinture des figures de prêtres. L’abbé Donissan, dans Sous le soleil de Satan, n’est pas le saint qu’on a voulu faire croire. Il manque d’humilité, de charité : il est plus animé par la haine du diable que par l’amour de Dieu ; enfin, il se confine dans sa tristesse. Dans L’imposture et La joie, il manque, à côté de Cénabre, intelligent mais qui ne croît en rien, « quelque noble et grande figure de bon prêtre ». L’abbé Chevance est un brave homme, zélé, charitable, mais d’une intelligence médiocre et même un peu déséquilibré. Au fond, si certains auteurs catholiques n’en font pas assez, Bernanos en ferait trop : « On dirait que M. G. B. ne voit dans l’humanité qu’une collection d’imbéciles, de maniaques, de dégénérés et de fous. Les romanciers libéraux modernistes ont mérité qu’on les accusât d’ignorer le péché originel ; on lui reprocherait bien à lui d’en exagérer les suites […] de croire comme les disciples de Baïus et de Jansénius qu’il a tellement dépravé la nature humaine qu’il ne lui reste à peu près rien de bon et de sain ».

Le second critère de bonne littérature, on l’a vu à propos des romans, consiste dans la moralité de ce qui est exposé et le respect de la tradition, sinon des usages. Jean Cocteau (Sup 1929) est épinglé pour son goût immodéré de la nouveauté et son immoralisme : « M. J. C. se montre soucieux de rester toujours à l’avant-garde des novateurs. Il débuta par l’impressionnisme mallarméen, passa au cubisme, puis au dadaïsme, et finit par le néo-classicisme ». Son art poétique se résumerait dans l'affirmation que : « Le plus grand chef d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un lexique en désordre ». Appliquant ce principe à l’œuvre du poète, le critique ironise : « Et s’il n’y avait que le lexique et même la grammaire qui fussent en désordre ! Mais la logique et la morale ne sont pas mieux traitées ». Pourtant, en 1926, sous l’influence de Jacques Maritain, Cocteau s’était converti. Or, constate Léon Jules, « les effets de cette conversion ne se sont pas fait sentir dans (sa) production littéraire ». Cet « échec » le tracasse suffisamment pour qu’il éprouve le besoin de revenir sur son cas dans le Supplément de 1930, à propos de la publication, en 1929, des Enfants terribles. Il déplore cette « mystification d’un goût douteux, un roman invraisemblable, illisible et malsain ».

Toujours au nom de la moralité, il rejette François Mauriac parce que « tous ses romans sont consacrés à l’analyse de la passion charnelle » ; sa psychologie serait la même que celle de Freud, « à la fois outrancière et naïve, étroite, fausse et malsaine ». Il lui dénie l’étiquette de « maître du roman catholique contemporain » que d’aucuns lui attribuaient. « S’il n’y avait que le style, je souscrirais peut-être à cet éloge, car M. Mauriac dit clairement, et fortement ce qu’il veut dire ; mais pour la doctrine et la morale, j’attendrai que l’Église ait remplacé la Somme de saint Thomas par la Psychanalyse de Freud ».

Léon Jules se méfie d’ailleurs des «maîtres» qui ne prônent à leurs disciples que la « réalisation personnelle », un individualisme, hors de toutes les contraintes qui garantissent l’ordre, de tout élan appelant au dépassement de soi. Il est hostile au « romantisme russien » d’André Gide dont les grands romans étaient déjà parus. Après une analyse « au point de vue religieux» de ses textes, qu’il a lus, il conclut : « En résumé, M. A. Gide donne l’impression d’une âme tourmentée du divin que l’orgueil et la sensualité empêche d’aller à Dieu, d’un esprit très lucide que les passions égarent, d’un talent vigoureux et brillant qui a manqué son œuvre et dont, il faut l'espérer, les générations nouvelles, éprises d’actions, d’ordre et d’idéal, rejetteront de plus en plus la pernicieuse influence ».

Le troisième critère d’une bonne littérature c’est le patriotisme, tel qu'il le conçoit : nationaliste, conservateur et fidèle à l’armée. Zola présente à ses yeux un triple handicap : d’avoir toute son œuvre à l’Index, de bafouer les bonnes mœurs et d’avoir été, avec son J’accuse, un des principaux dreyfusards « ennemis de la France et de l’Église ». Sa critique intransigeante au niveau des idées ne l’empêche pas de reconnaître certaines qualités d’écriture chez des auteurs qu’il condamne fermement pour leurs théories subversives, leur immoralité ou leurs comportements. Au même Zola, il concède un souffle épique, quoiqu’il soit « emporté par son imagination puissante et naïve vers des horizons démesurés et trompeurs ». Il est capable de créer des « personnages mythiques » quand il se tient sur le terrain solide de l’épopée, quand il peint les foules en marche… Son « style même, lourd, incorrect, massif, chargé d’images empruntées au toucher, au goût et à l’odorat, ajoute à l’effet, et donne comme la sensation d’une force brutale et écrasante. C’est barbare mais c’est puissant ». Cependant, « quand il veut peindre la vie réelle […] faire du naturalisme, c’est lamentable et c’est dégoûtant ».

Inversement, il magnifie Paul Déroulède. Lui, qui n’avait considéré d’abord la littérature que comme un amusement, fut touché par les défaites de 1870 qui « retentirent douloureusement dans son cœur de bon français […] Après l’effondrement de la résistance et les horreurs de la Commune, il comprit qu’un honnête homme avait autre chose à faire qu’à jouir en dilettante de strophes harmonieuses… À la France abattue, humiliée, mutilée, il fallait redonner de l’espoir, du courage, une volonté forte de se relever et de reprendre sa place dans le monde […] Ses poésies, ses drames, ses volumes en prose, ses discours, son action politique sont inspirés et dirigés uniquement par son amour de la patrie […] Son mérite littéraire égale-t-il ses services de patriote ? Il faudrait alors le proclamer le premier poète du XIXe siècle et ce serait tout à fait exagéré. […] Son vers est rude parfois et fruste, sa prose dédaigne les artifices d’école… ; mais en revanche une belle flamme d’héroïsme transfigure les mots, et le rythme puissant de la phrase ou de la strophe emporte tout ».

3 – L’atmosphère politique du " Dictionnaire pratique "…

Léon Jules n’est pas seul rédacteur du DPCR. Il appartient à une équipe. Il est bon, pour mieux comprendre ses notices, de connaître les bases idéologiques du Dictionnaire, très marqué par le « traditionalisme ». Pour en saisir l’esprit, et mesurer son influence sur les articles littéraires, on peut se reporter à des articles du directeur de la publication, J. Bricout, premier vicaire de Notre-Dame de Lorette, à Paris. On n’en retiendra que deux, liés la date de parution de l’ouvrage.

En 1924, on sortait du « Modernisme ». Dans l’article correspondant, Bricout rejette tout accord possible entre la religion et les idées modernes, évolutionnistes et réformistes. Il est hostile à ceux « qui ont pris l’habitude de penser, parler, écrire avec plus de liberté qu’il ne convient à des catholiques ». Qualifiant sans nuance ce mouvement d’hérésie, il se place résolument derrière les condamnations pontificales : l’encyclique Pascendi de Léon X (8 septembre 1907) occupe onze colonnes du Dictionnaire, outre les trois qui exposent les Actes du Saint-Siège antérieurs ou postérieurs (avec le serment antimoderniste exigé des clercs). Deux colonnes et demie seulement prétendent faire l’historique du mouvement, sans y trouver autre chose que du rationalisme et de la révolte.

Dans le Supplément de 1930, le même Bricout, rendant compte d’un ouvrage récent, déprécie moins un mouvement de pensée qui s’était « étendu à presque tous les pays, à presque toutes les formes de la pensée et de l’action catholique » et dont il convient qu’il a tourné, chez beaucoup, en véritable crise de conscience. Il reconnaît le « besoin d’adapter la doctrine de l’Église aux conditions nouvelles que les résultats de la critique imposent désormais aux intelligences cultivées. » Et il conclut : « Le modernisme fut la déviation d’un mouvement nécessaire et inéluctable dans lequel il y avait beaucoup de bon et d’utile ».

Le second môle de résistance sur lequel semble s’appuyer Bricout, c’est l’Action française. En 1924, il manifeste une sympathie non déguisée. Il en situe l’origine au moment de l’affaire Dreyfus : « Pour défendre l’armée et le pays qu’ils croyaient en danger, de bons citoyens avaient fondé la ligue de la Patrie Française », un peu somnolente. L’A. F., sous Charles Maurras et Henri Vaugeois, fut un des deux groupements qui lui succédèrent. Bricout dit de l’A. F., ce qu’elle dit d’elle-même, sans critique importante. Son but : « servir la France et rien d’autre ». Et pour ce faire, elle veut « rétablir la royauté par tous les moyens ». Car en France, « la république est un cléricalisme judéo-huguenot-maçonnique, c’est à dire l’anti-France… La république est le règne de l’argent et, par une conséquence inévitable, le règne de l’étranger. La souveraineté du peuple amène infailliblement la vente de la nation aux plus offrants ». On retrouvera ces arguments dans la propagande de Vichy.

Les moyens de l’A. F. sont de deux ordres. Sur le plan doctrinal : « on répétera, sans se lasser jamais, la vérité politique ; on n‘en dissimulera rien, pas même les affirmations du Syllabus, que l’on admire fort ». Quant à l’action physique : l’A. F. « n’hésite pas quand le bien ou l’honneur du pays semble l’exiger, à utiliser la force ». Ses membres en font usage au théâtre, aux Beaux-Arts, devant la statue de Jeanne d’Arc, à la Sorbonne, dans des locaux de presse, dans la rue. « Batailles très dures où resplendissent une vigueur, une discipline, un élan, une endurance, une sagesse et une intelligence si extraordinaires (nous ne faisons que citer les brochures de propagande) que le gouvernement finit par comprendre qu’il ne dompterait pas cette force nouvelle ». L’Action française prône le «politique d’abord ». Sa doctrine « est que l’Église catholique et la Royauté ont fait la France et que l’Église catholique et la Royauté doivent continuer de travailler ensemble… Sans doute l’A. F. n’est pas à proprement parler une assemblée de catholiques. Mais chez elle, les incroyants eux-mêmes défendent la religion, si bien qu’il paraît impossible de lire l’A. F.… sans se sentir catholique autant que bon français ».

On voit, malgré la petite astuce rhétorique qui consiste à s'abriter derrière des « brochures de propagande », la sympathie de Bricout pour une doctrine qui prêche l’ordre, et fait du catholicisme son bastion. Nulle mise en question sur l’utilisation de la religion à des fins politiques, mais l’évidente estime d’un parti susceptible de renforcer l’influence de la religion dans la société, forme de culture de plus en plus dépassée dans la France républicaine.

Le drame pour ce catholique conservateur et « théocrate », c’est qu’entre temps, les enseignements de l’A. F. ont été condamnés, d’abord par le Cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, puis par Pie XI, le 29 décembre 1926. Dès la table analytique, à la fin du tome VI du Dictionnaire (1928), Bricout doit justifier la condamnation du mouvement et de ses publications. Elle porte, entre autres, sur une morale néo-païenne, contraire à la morale catholique, et la prépotence accordée à la politique sur le religieux. Cinq livres de Maurras avaient été secrètement mis à l'index par Pie X, dès 1924, et l’interdiction de lire le journal, également mis à l’Index, condamnait le mouvement. Rome considère alors l’A. F. comme une sorte de « modernisme politique, doctrinaire et pratique ».

Ses membres ont répondu à Rome par une fin de non-recevoir, dans laquelle un certain nombre persisteront, malgré les rappels à l’ordre de Rome et des évêques français. Il faut noter la complaisance que le Dictionnaire met à exposer leurs arguments. Dans le Supplément de 1929, alors que beaucoup de catholiques, y compris des clercs (les confesseurs qui donneraient l'absolution à des membres de l'A. F. tombaient dans un « péché réservé au Saint-Siège »), refusent toujours de se soumettre, Bricout se borne à aligner, sans choisir, des extraits des documents parus depuis la condamnation et des réponses, regrettant « cette rébellion, si douloureuse pour tous les cœurs catholiques » (il ne l’a pas fait pour le modernisme). On ne peut en déduire qu’il ait totalement renoncé à ses sympathies.

Dans le Supplément de 1930, il cite tout de même Pie XI définissant l’A. F. comme une hérésie et dénonçant, en outre, « l’irrévérencieux esprit de révolte, et plus, d’impiété et d’infidélité ». Les suppléments de 1931 et 1933 reviendront encore sur des suites de cette affaire (nouvelles rebellions ou tentatives pour éviter de nouvelles condamnations).

Le dernier des textes reproduits est une déclaration des cardinaux et archevêques du 25 février 1932, relevant « combien est déplorable la condition de ceux qui se professent catholiques et qui persistent à suivre des maîtres d’immoralité et d’incrédulité », tels Léon Daudet et Charles Maurras. Or ce dernier était jugé par Léon Jules, en 1926, comme défenseur de la patrie, de l’ordre et de la tradition, et « l’un de nos meilleurs écrivains contemporains, un de ceux qui méritent le mieux le beau nom de classique, un poète aussi d’un haut mérite ». Quant à Daudet, si Jules déplore qu’il n’ait pas la foi, son œuvre (plus de 50 volumes) serait pour lui malaisée à juger. « Pour les patriotes, les royalistes, les ennemis de la Révolution, du modernisme, du libéralisme, du naturalisme, et de toutes les hérésies issues de la Révolution, c’est un des premiers écrivains du siècle, un politique d’une clairvoyance et d’un courage admirables, un polémiste d’une vigueur non pareille, un penseur profond, un critique hors pair, bref un maître et l’un des meilleurs ».

La boucle est bouclée : la littérature, pour Léon Jules et le DPCR n'a rien à voir avec l'art pour l'art. Elle doit être engagée à la défense de l’Église sans hésitation ni murmure, de la Patrie conservatrice, voire contre-révolutionnaire, et d’une stricte morale, sans concession ni adaptation aux nouvelles conditions de la vie sociale. Bref, la littérature doit combattre au service de la religion telle que la conçoit un catholique d'une culture large mais passéiste, et qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui d’intégriste.

Marcel Bernos

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