Enseigner la morale laïque : de quel droit ?

Publié le par G&S

Il est bon d’avoir de la religion, disait-on aux siècles classiques. Il est bon d’avoir de la morale, a-t-on dit ensuite et sans doute le pense-t-on encore aujourd’hui assez généralement, même si on peut hésiter à le proclamer au risque de passer pour moins affranchi qu’on aime le paraître. Quid leges sine moribus vanae proficiunt 1, se demandait Horace : les lois et les sanctions sont impuissantes à régir harmonieusement la société si chaque individu n’a pas été formaté par l’esprit des lois. Appuyé sur une religion d’État, le pouvoir royal ou impérial pouvait compter sur les sept péchés capitaux dont la pratique vouait aux peines éternelles ceux qui n’en étaient pas détournés par amour pour l’auteur des divines prescriptions. Quand la République veut s’affranchir du pouvoir de ses lévites, elle renvoie le juge suprême au rang des hypothèses, au risque d’être accusée d’ouvrir la boîte de Pandore : si donc elle veut conserver ce que ses admonestations avaient de bénéfique, il lui faut dégager un ensemble de prescriptions désormais dépourvues d’un garant surnaturel.

Se pose alors la question de savoir ce qui garantit la valeur morale d’une conduite ; et cette question en amène deux autres : pourquoi le pouvoir civil, émanation de la volonté du corps civique, aurait-t-il besoin de définir un code de bonne conduite distinct de la loi, et quelle légitimité aurait-t-il pour s’en faire le thuriféraire, notamment à travers l’enseignement public ?

Avant d’être un code, morale et éthique étaient un constat. L’histoire nous dévoile dans le mot grec d’éthique une origine commune avec le latin suetus, et nous savons que de la consuetudinem nos ancêtres les Gallo-Romains ont tiré, du Sud au Nord, costuma et coutume. Les mores étaient aussi bien les habitudes collectives que le caractère individuel, qui pouvait être morosus, instable et fantaisiste, caractériel dirait-on. Mais du constat on a tôt fait de passer à la norme par le crible de l’utilité sociale, et ainsi glisser du mobile au statique. Ceux qui se sont livrés à l’exercice ont assumé le rôle, nullement de législateurs, mais de moralistes, jusqu’à devenir parfois moralisateurs, et, quand on a voulu se libérer de leur emprise en les accusant de conservatisme stérile, ils ont jeté sur leur pratique le manteau de Noé de l’hellénisme, en s’ingéniant à distinguer l’éthique, plus prometteuse de libres choix par son mystère aristotélicien, de la morale décidément trop trivialement explicite.

La nostalgie grandmeaulnienne, qui est l’un des palliatifs de nos angoisses sociétales, a pour conséquence, entre mille autres, de mettre en parallèle la sérénité de la France du temps de la bande à Bonnot et des charniers de Verdun avec la pratique de la leçon quotidienne de morale dans les écoles laïques, dont nous sommes encore nombreux à avoir bénéficié au début des années cinquante. Qui peut dire si notre actuel gouvernement a voulu la satisfaire en exhibant avec défi le terme de morale là où les pudiques scrupules de ses prédécesseurs lui avaient substitué celui d’éducation civique ?

Fonder une morale susceptible de s’imposer à tous dans un pays où depuis deux siècles des majorités politiques alternatives se traînent réciproquement dans la boue au nom des grands principes relève d’un pari bien aventureux. Pourtant ces grands principes résistent à cette perpétuelle et violente captation. Ils infusent et même engendrent les préambules de nos Constitutions, les attendus de plus en plus bavards de nos lois, les déclarations et chartes auxquelles le pouvoir républicain a donné définitivement son aval. La loi s’y est emparée de l’injonction morale 2 et en a fait son cadre explicite de référence et de justification. L’administration, dont aux termes de la Constitution le gouvernement dispose, a l’évident devoir de faire connaître ces injonctions légales ou constitutionnelles, et au premier chef l’Éducation Nationale, qui ne peut manquer d’en informer ses élèves, futurs citoyens du pays. En cela, l’éducation du corps civique en herbe rejoint l’injonction morale, mais y sélectionne ce qui relève explicitement de la loi. Car elle ne doit pas oublier ce que proclame la Déclaration des Droits des l’Homme de 1789 avec son admirable clarté : Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Qu’est-ce qui distingue alors de l’apprentissage du droit cet aspect de la formation du citoyen ? Le futur juriste doit lui aussi connaître le contenu de ces textes et être capable d’en percevoir la cohérence et les implications. Mais il ne lui est jamais permis, en tant que juriste, de les soumettre à un examen critique qui pourrait éventuellement conclure à la nécessité de ne pas les appliquer. Le juriste ne juge pas et ne décide pas de la loi. Le futur citoyen est appelé à le faire. 

Il lui faut donc, d’une part, être informé des injonctions morales sur lesquelles repose la loi, et savoir que, tant qu’elles ne seront pas modifiées selon les procédures en vigueur, elles auront force de loi et s’imposeront à lui, qu’il les juge justes ou injustes. Il lui faut d’autre part être informé de la raison d’être et du sens de ces injonctions, et de ce qu’impliquerait leur abandon ou leur transformation. Et enfin être informé du pouvoir qui lui sera donné d’agir éventuellement sur elles, selon des modalités dont il devra connaître le cheminement global. La désobéissance civile peut certes répondre à une exigence insurmontable de la conscience, mais il est clair qu’elle place celui qui la pratique en dehors du corps civique, et il doit se préparer à en subir toutes les conséquences sans pouvoir s’en indigner en tant que citoyen.

Dans cette situation, deux questions sont à résoudre. Si la nécessité d’agir selon les principes qui orientent nos lois ne s’impose pas par la volonté d’un être surnaturel, elle s’impose par une décision humaine. Cette décision, fût-elle collective, est-elle arbitraire ou justifiée par un garant universel, qui ne peut être autre que la raison humaine ? Il faudra alors expliquer pourquoi vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

Y a-t-il au moins des règles universelles ? Nulle vérité ne s’impose sur cette question. Celui qui pratique l’enseignement, c’est-à-dire celui qui « montre » les liens, invisibles à un regard naïf, qui relient les éléments du réel, peut rappeler l’effort des philosophes et des penseurs pour formuler de telles règles, tout en reconnaissant qu’on ne dispose d’aucune certitude objective ni d’aucune décision républicaine pour en imposer la référence.

La seconde question concerne le traitement des injonctions non légales émanant d’un certain consensus social. L’État serait-il légitime s’il en imposait la mise en pratique ? Il semble évident que non. Payer mes impôts, dont une part contribue à la solidarité nationale, s’impose à moi comme un devoir civique, mais l’État n’a aucune légitimité pour me contraindre à pratiquer la charité : pourquoi alors s’arrogerait-il le droit de m’exhorter à le faire ? J’ai le droit d’être incivil, c’est-à-dire de ne pas appliquer les règles du savoir-vivre ; mais je n’ai pas le droit d’injurier ni d’agresser mes semblables, de gêner leurs déplacements, de détériorer la propriété publique ou privée ; et une grave confusion s’installe lorsque des politiques sont assez inconscients pour dénommer « incivilités » des actes réprimés par la loi.

Il n’en reste pas moins que le citoyen ne se définit pas seulement par sa soumission à la loi. La loi lui impose d’abord de connaître la loi, que nul n’est censé ignorer. Il est celui qui doit l’appliquer dans sa vie quotidienne, quel que soit son niveau de responsabilité, donc de l’interpréter au-delà de sa réglementation, et qui a le pouvoir de la changer par l’exercice de son droit civique. Ce rôle implique qu’il se dote des meilleurs instruments possibles pour exercer son pouvoir. Il doit prendre conscience de ce qui fonde le contrat social sur lequel repose la communauté civique dont il est membre, et qui a des implications dépassant même le cadre national. Il doit percevoir que remettre en cause ses éléments constituants est un acte bien plus grave que modifier ses aspects législatifs, car il peut compromettre l’adhésion des individus au pacte républicain fondé sur le choix de la démocratie, réalité dont il doit pouvoir apprécier l’immense valeur et la fragilité côtoyant sans cesse l’abîme, comme l’histoire ne l’a que trop montré.

Or la décision majoritaire ne fonde pas une morale, mais constitue la réponse de l’action politique à une situation toujours complexe et conflictuelle. Elle est donc en permanente évolution, mais elle suppose une stabilité sur ce qui fonde le « vivre ensemble ». Elle suppose aussi que les citoyens perçoivent aussi bien les intérêts divergents des parties en conflit que les arguments auxquels se réfère la sphère politique dans son ensemble, et sachent déjouer les ruses de la mauvaise foi jusqu’au dedans d’eux-mêmes. On pourrait certes dire que le savoir tout entier concourt à la valeur de l’acte civique, mais cette évidence reviendrait à noyer dans le grand Tout la préparation spécifique qui y correspond. On avancera donc l’idée que cette valeur exige une réflexion sur les catégories de la pensée, ce qui définit la philosophie dans son ensemble, mais réflexion appliquée à l’action humaine dans une société donnée. Comme tout enseignement est antinomique avec l’inculcation, principe qui constitue le seul vrai fondement de la laïcité, et non les sermons des bouffeurs de curés, cette réflexion est antinomique avec l’inculcation d’un code de conduite. Elle ne se conçoit que par l’approche d’une pensée multiple et par le débat qu’elle suscite.

Mais quel fossé entre cet idéal et le spectacle profondément déshonorant des séances du Palais Bourbon ! Pourtant il est clair que l’action politique ne se réduit aucunement à cet épiphénomène ; mais où le citoyen pourrait-il apprendre à le discerner si ce n’est là où se légitime tout apprentissage fondamental, c’est-à-dire à l’école ? Or un simple coup d’œil sur les horaires démontre que la place de l’éducation du citoyen y a toujours été marginale. Crainte sans doute, en l’approfondissant sérieusement, de s’engager dans un épineux processus où les convictions de l’enseignant comme des familles vivraient dans un permanent soupçon. Ainsi le cœur de la société est banni de l’école au nom de l’inertie et de la précaution. Mais aucune loi ne nous défend d’espérer.

Alain Barthélemy-Vigouroux

1 – Vaines seraient les lois sans mœurs saines.
2 – Les principes qui s’expriment sous la forme d’une affirmation (Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits) sont utilisés dans la sphère civique, non comme des constats, mais comme des injonctions relevant d’un choix moral.

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