Éloge de la « vacance » dans nos vies quotidiennes
La rentrée est là. Après quelques semaines de vacances, nous sommes en général plein de bonnes résolutions pour tenter de résister davantage au tourbillon de nos vies ou à son vide déprimant. Avoir vécu de nouveaux rythmes et de nouvelles rencontres, habité autrement notre corps et la nature, pris le temps d’une halte spirituelle, tout cela peut nous amener à souhaiter, comme le dit la chanson, de « prendre le temps de vivre ».
Et voilà que le retour à la ville, aux occupations professionnelles, à la dope du petit écran semble balayer en quelques jours ces bonnes résolutions. Ce que nous avions pris pour la « vraie vie » n’apparaît plus qu’une agréable parenthèse. Nous nous serions ainsi payé quelques semaines où nous aurions goûté la ferveur de la vie, le bonheur du contact avec la nature et cette chaleur humaine d’autant plus intense qu’elle n’est pas celle de la quotidienneté.
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ». Décidément ces jours de vacances m’ont rempli la tête de refrains. Comment éviter de juxtaposer ces « vacances » qui permettent de débrayer de notre quotidienneté et le retour morose et désenchanté aux choses qui seraient sérieuses ? Comme on disait à la grande époque marxiste, les vacances ne sont-elles que la « reconstitution de la force de travail » du rouage de l’économie mondialisée que nous serions tous devenus ?
En nous permettant de vivre des temps qui échappent aux impératifs de l’ordre marchand, le temps de vacances nous apprend à résister à ce que Régis Debray appelle « la contagion d’un cynisme de l’acquiescement dans les plis du live et du just on time, tant la facilité qu’on à se tenir au courant incite à s’y couler, dans le courant ». Et il continue : « À trop vouloir saisir au vol tout ce qui se passe, sait-on encore au fond ce qui se passe ? Rabattre la valeur sur le prix, l’autorité sur le pouvoir, l’instant profond sur le buzz, le créateur sur le faiseur, ce qui fera trace sur ce qui fait mouche – ce mauvais rêve, cette souriante anesthésie du jugement personnel, nous n’en sommes pas si loin » 1.
En ce moment de reprise de nos activités habituelles, peut-être faut-il décider d’introduire de la « vacance » au sein de nos vies quotidiennes, plutôt que de la consommer en bloc. Le lieu de l’humain passe par l’accès à ce temps de « loisir » où l'homme peut approcher le jeu de cette gratuité qu’un Mozart a su tellement pressentir.
Résister aujourd’hui, c’est affirmer la gratuité de la grâce, plus fondamentale que le calcul de nos échanges monétarisés et pouvant seule leur donner du sens. Non seulement l’affirmer et la célébrer, mais inventer de nouveaux temps de vivre où gratuité et disponibilité reprennent sens. Nous pourrons alors éviter de sombrer dans le pathos médiatique de plus en plus envahissant où, selon Amin Maalouf, « on s’émeut instantanément de tout pour ne s’occuper durablement de rien » 2.
Bernard Ginisty
1 – Régis Debray : Le bel âge, Éditions Flammarion, 2013, page 69.
2 – Amin Maalouf, cité par Régis Debray, id., page 61. Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais né à Beyrouth en 1949, prix Goncourt en 1993, élu à l’Académie française en 2011. En
plus de ses nombreux romans, Amin Maalouf a écrit des essais importants dont entre autres : Les Croisades vues par les Arabes (1983), Les Identités meurtrières (1998),
le Dérèglement du monde : Quand nos civilisations s’épuisent (2009).