Éditorial
Garrigues & Sentiers on the Net
Dossier n° 17
« Vivre entre deux cultures » : pour introduire ce dix-septième dossier de notre blog, une image toute de grâce. Elle évoque moins la souffrance assumée d’un grand écart que l’harmonie acquise au terme d’un cheminement intérieur. Ce que disent aussi à leur façon la plupart des contributions que nous avons réunies. Au point qu’à la formulation « Vivre entre deux cultures », certaines préfèrent « Vivre avec deux cultures », voire « Vivre de deux traditions. »
« Entre », « avec », « de », peu importent les termes cependant. S’il est des phénomènes qui marquent de leur empreinte notre XXIe siècle commençant, ce sont bien le multiculturalisme et l’hybridation des cultures à laquelle il conduit. Même s’ils sont le fait de toutes les époques, quoi qu‘en pensent les conservateurs toujours prompts à instrumentaliser le passé en le peignant aux couleurs de leurs rêves.
Pour « planter le décor », trois séquences suffiront, qui vont du plan panoramique au gros plan. La métaphore s’impose car c’est sur un panorama offert par le cinéma que s’ouvre le dossier, grâce à la contribution de Jacques Lefur, Le cinéma et la rencontre des cultures. Comment s’en étonner quand, depuis sa naissance, les images enregistrées sur ses bobines sont, plus que des témoins, des révélateurs du monde tel qu’il va. Plan moyen, ensuite, sur La Réunion, île métisse depuis toujours, un article de Jean-Pierre Reynaud (et de ses proches) en forme de « zoom » sur ce petit lopin de terre qu’un brassage multiséculaire des cultures a harmonieusement façonné. Gros plan, enfin, pour deux contributions d’ordre très différent. Celle de Jean Palesi, Culture religieuse, culture scientifique, en forme de « cadrage serré » sur cette autre dualité de cultures à laquelle on pense moins (même si elle est aujourd’hui le lot de tout croyant) et que l’auteur scrute en praticien. Et celle de Florence Zaïtsev, Vivre avec deux cultures : une chance et un enrichissement personnel !, qui traite d’un couple et de ses enfants franco-russes. Donc d’une vie quotidienne tissée de deux systèmes de références, deux façons de vivre, deux religions différentes aussi. Réalité que connaissent aujourd’hui tant de familles par toute la planète.
Travelling arrière sur notre monde, donc ? Non : nous nous bornerons à « cadrer » sur l’hexagone pour y repérer ce qui est en jeu dans les hybridations culturelles qui sont aussi son lot. Dans un article dont le titre est en forme de clin d’œil à la revue de l’Institut de Science & de Théologie des Religions (ISTR) de Marseille où il est professeur Christian Salenson livre son diagnostic : Entre mosaïque culturelle et pluralité religieuse : des chemins de dialogue. Non que ce dialogue irrigue toujours les religions et plus encore la société civile comme « un long fleuve tranquille » – les récents débats autour de l’Islam l’ont assez montré. Christian Salenson ne l’ignore pas, non plus que Marc Delîle dont nous avons choisi de reprendre l’article déjà publié dans notre blog, Peut-on parler de l’Islam et pourquoi ? qu’on (re)lira en contrepoint de sa contribution. Et les conflits ainsi ouverts ne déchirent pas que la société, ils sont aussi déchirements intimes. À preuve, la courte, mais dense (et bouleversante) contribution de Karima Berger, Mon itinéraire spirituel : ce qu’il doit à l’exil, qui vaut invitation à lire le livre qu’elle a récemment publié sur le même sujet, Éclats d'islam, Chroniques d'un itinéraire spirituel (Albin Michel, 2009).
On conservera la focale arrêtée sur d’autres gros plans, d’autres visages d’hommes et de femmes qui vivent de façon moins déchirante la dualité des expériences spirituelles qui les ont façonnés. Celui d’Éric Vinson, fils d’une mère catholique et d’un père bouddhiste dont on découvrira sur le site Sangharime l’interview qu’il a donnée à l’émission de télévision Présence bouddhiste, Être bouddhiste et chrétien, le vivre au quotidien. Mais aussi celui de Claire Ly, « chrétienne catholique venue du bouddhisme » dont l’article Vivre de deux traditions ne rend pas un son si différent. Pourtant l’itinéraire de cette enseignante à l’ISTR est tout autre, et autrement cruel. En témoignent ses livres Revenue de l’enfer : quatre ans dans les camps khmers rouges et Retour au Cambodge, publiés en 2002 et 2007 aux Éditions de l’Atelier, auxquels il convient d’ajouter un roman, La Mangrove, à paraître en octobre 2011 aux éditions Siloë. Et pour clore cette série de portraits, une Rencontre avec Swamini Umananda dont l’interview témoigne d’« une immersion totale dans la culture indienne » et la spiritualité de cette chrétienne qui dit elle-même n’avoir « jamais renié ses racines. »
Qui ne connaît aujourd’hui dans sa rue, dans son quartier, des hommes et des femmes aux parcours plus ou moins analogues ? Qui n’est témoin, chaque jour, d’autres pratiques culturelles ou religieuses que les siennes ? Ce dernier point – le côtoiement d’autres spiritualités – nous arrêtera dans ce blog qui se revendique chrétien, car il interroge notre foi. Interrogation féconde : elle conduit à découvrir combien, grâce à l’autre, la foi peut trouver un aliment de croissance. Oui, Grâce à l’autre, comme le dit le livre de Geneviève Comeau dont rend compte ici Thérèse de Villette : cet autre, juif, musulman, bouddhiste, agnostique ou incroyant que nous croisons ou rencontrons sur notre route.
Pour qui redouterait que de telles fréquentations puissent conduire sur les voies périlleuses du syncrétisme, voire du reniement, un « arrêt sur image » pour terminer, qu’offre l’article de Gilles Dorival, L’inscription du christianisme des premiers siècles dans la culture de son temps. On y découvrira que la Tradition dont nous, chrétiens, sommes issus et dont nous vivons aujourd’hui encore, n’est en rien cette sorte d’aérolithe qu’imaginent certains. Tout au contraire, elle est née, s’est nourrie, développée par acculturation. Utile leçon, que nous avons volontairement empruntée à un temps aussi éloigné que possible du nôtre : cela doit ôter de l’esprit toute idée absurde de la pasticher. Mais belle leçon, surtout, qui invite à faire retour sur elle afin de respirer le souffle qui l’anime. Sans crainte, nos Pères dans la foi ont avancé sur les chemins du monde qui était le leur. Et ils ont su faire leur miel des cultures si diverses qu’il recelait.
À nous de faire de même. Ici et maintenant.
G&S