Éditorial
Garrigues & Sentiers on the Net
Deux nouveautés dans ce quinzième dossier de notre blog sur Le péché. Et d’abord l’image sur laquelle il ouvre. Plus qu’une illustration, elle est un élément à part entière du dossier lui-même. Pas seulement parce qu’il s’agit d’un chef d’œuvre – et l’un des plus connus, le Fils prodigue de Rembrandt. Mais parce que la toile est une des rares en Occident à atteindre à la spiritualité des icônes. Elle vaut qu’on prenne le temps de s’arrêter sur elle pour goûter sa pénétrante lumière. Lumière pour le cœur, lumière pour l’esprit aussi, qui aide à entrer dans l’intelligence de ce dossier.
« J’ai péché contre le Ciel et contre toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils ! » (Luc 15, 18). C’est l’instant où le prodigue jette au pied de son père ce cri déchirant que Rembrandt a nimbé de sa lumière. Image proprement inconcevable hors de la tradition des trois monothéismes. Car les sagesses orientales ont une tout autre conception du péché, comme le rappelle la note de Swami Chinmayanda, À quoi correspond la notion de « péché » dans l’Hindouisme ? Et même, proprement, hors du christianisme, car parmi les « fils d’Abraham », seuls les chrétiens ont un culte des images. Comment mieux traduire que, pour un chrétien, le péché ne peut se révéler que dans la relation à Dieu ? Et cela, précisément, quand la lumière se fait dans l’homme. Quand il mesure grâce à elle combien cette relation a été rompue ou endommagée par son fait. Où l’on voit qu’un peintre peut faire de la théologie – et de la meilleure qui soit.
Car les théologiens qui nous ont fait l’honneur de collaborer à ce dossier ne disent pas autre chose. Simplement, ils vont plus avant dans l’approche de ce que l’homme découvre de son péché s’il laisse pénétrer en lui la lumière du Père. Il en va ainsi – autre nouveauté de ce dossier qui nous comble de joie – dans l’interview de Joseph Moingt que Nathalie Gadea a recueillie. Comme dans son livre La rémission des péchés dont rend compte d’autre part Isabelle Vissière, pécher, selon Joseph Moingt, c’est avant tout manquer de liberté vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de l’autre. Ce qui est rompre avec des idées reçues au moins autant que le fait la contribution de Daniel Gilbert, Le péché : ce qu’il n’est pas, ce qu’il peut être dont l’accent est pourtant tout autre. Cela parce que le regard y porte principalement sur un désordre mondial aux allures de péché, auquel nous cédons tous peu ou prou par nos gaspillages et notre surconsommation. Ce qui, implicitement, est à nouveau inciter chacun à recouvrer sa liberté.
Encore faut-il éclairer ce chemin de libération. Pour un croyant, cela implique un recours à l’Écriture, première et deuxième Alliance confondues. Car le cri du prodigue est-il si différent de celui du psalmiste, « Contre Toi seul, j’ai péché ! » (Psaume 51, 4) ? De là six contributions, dont la plupart – comment s’en étonner ? – reviennent sur le « récit fondateur » des débuts de la Genèse. Ainsi celle d’Adolphe Gesché, La surprise de Dieu devant le mal, qui rappelle utilement cette vérité trop méconnue : l’origine du mal n’est à rechercher ni du côté de Dieu, ni du côté de l’homme. Quelle meilleure propédeutique à l’article d’Antoine Nouis, Le péché, qu’en dit la Bible ? en forme d’éclairante relecture de ce que la tradition chrétienne appelle le « péché originel » ? Sa conclusion ne surprendra pas chez ce théologien, pasteur de l’Église réformée de France : « Il t’est permis d’être pécheur, remercie Dieu ! » Formule roborative qui renvoie implicitement au mot de Luther, pecca fortiter sed crede fortius. Suivent deux articles de René Guyon, dans le droit-fil de ceux dont il nourrit notre rubrique D’une Alliance à l’autre. L’un, Le serpent et le bon Dieu sont dans un enclos, traite du sens – mais aussi de la graphie — du mot « péché » en hébreu ; dans l’autre, L’apparition du péché dans la Bible, on découvrira que si cette apparition est bien à rechercher dans la Genèse, elle est plus tardive qu’on ne le prêche généralement. Ce sont là autant d’invitations à relire l’ensemble de la Genèse comme le fait Maurice Netter dans un article, Dieu paradoxal et péché originel, qui combine l’approche scripturaire et celle de la psychologie des profondeurs, ce qui est bien le moins s’agissant du livre des Commencements. Il revient enfin à Christiane Guès de nous livrer une méditation très personnelle, presque intimiste, de la parabole des deux fils dans un article, Le péché et le pardon à la lumière du « fils prodigue » qui constitue le cœur du dossier.
Cela, bien sûr, afin d’inviter à revenir à la toile de Rembrandt. Père et fils, péché et pardon y sont indissociablement fondus en une seule masse picturale tout à la fois irradiée et nimbée de lumière. Comment s’étonner dès lors que la deuxième partie de ce dossier sur le péché traite du sacrement du pardon et de ses modes d’exercice dans l’Église catholique ?
Cela pour commencer grâce à un détour par l’histoire qui tient en deux articles. L’un, de Benoît Lambert, Les pratiques de la pénitence dans l’Église d’Occident, marque les principales inflexions que l’administration du sacrement a connues au cours du temps afin de répondre à des nécessités pastorales. L’autre, de Marcel Bernos, Le confesseur, « médecin des âmes », donne une illustration de cette pastorale en s’arrêtant sur le XVIIe siècle, ce « siècle des âmes ». Tous deux s’accordent pour pointer l’importance prise par l’aveu dans l’économie de ce sacrement. Non sans raison : il constitue, même au prix de souffrance, un chemin libérateur de vérité comme le souligne ensuite la contribution de Marie-Françoise de Billy, L’aveu, entre sincérité et ambivalence, où elle livre les fruits de son expérience d’analyste.
Mais le plus important, naturellement, est dans l’aujourd’hui de ce sacrement auquel sont consacrées cinq contributions. Les deux premières, Questions à un prêtre à propos de la confession et Un prêtre heureux de confesser dressent une sorte d’« état des lieux » grâce à des prêtres amis qui ont accepté de se laisser interviewer. Il reste que la confession est en crise : beaucoup de fidèles la délaissent, rebutés par une pratique trop formelle de ce sacrement. Un article du cardinal Martini que nous avons emprunté à la revue Vie chrétienne, Quelques réflexions sur le sacrement de réconciliation, les invite à en retrouver le sens en se livrant, comme le fils prodigue, à une confessio vitae. Entendons par là, non « mettre sur la table trois ou quatre péchés », mais faire un véritable retour sur soi en forme « d’immersion baptismale dans la force de l’Esprit : Seigneur, illumine-moi ! » Deux courts billets de Christian Montfalcon, Pécheurs, péchés, pardon et Le péché : conscience de l’amour de Dieu sont comme l’illustration pratique d’une telle démarche de conversion. Un peu à la façon des « examens de conscience » qui étaient jadis à la disposition des pénitents auprès des confessionnaux, ils peuvent aider à y entrer. Mais leur ton est tout autre, ce qui ne saurait surprendre chez cet auteur bien connu de nos lecteurs, Qu’il renvoie chacun à sa liberté n’étonnera pas. Et encore moins qu’il s’accorde en cela avec Joseph Moingt. Il n’est point de pastorale convaincante et roborative si elle ne s’enracine dans une saine théologie.