Du primat de la vérité au primat de la charité selon Jean XXIII
Le père Ghislain Lafont, bénédictin à la Pierre-qui-vire, professeur émérite de théologie à l’Université grégorienne, à Rome, vient de publier au Cerf (2011) : «L’Église en travail de réforme», ouvrage de réflexions importantes sur les problèmes actuels de l’Église catholique et offrant des pistes pour son avenir. Il nous a fait l’amitié de nous permettre de reproduire quelques pages (160 à 163) de son livre sur le thème de la Vérité, qui nous ont paru particulièrement éclairantes et libératrices.
Il a constaté, précédemment, que les conciles de Trente et de Vatican I ont mis «en relief l’institution qui garantit ultimement la vérité toujours menacée et donc le salut éternel des catholique» (p. 154). Or cette défense de la foi a engendré «une défiance habituelle à l’égard de ceux qui essayaient de penser, plus ou moins en lien avec la culture ambiante, des voies nouvelles pour l’interprétation de l’Écriture, l’intelligence de la foi » (Ibidem). Il célèbre l’ouverture entreprise par Jean XXIII lors de Vatican II. Il discerne dans la « pratique » du pape un rapport nouveau entre la vérité et la charité, si important dans le dialogue œcuménique et interreligieux.
La pratique de Jean XXIII implique que l'intellectus fidei repose sur un intellectus amoris. En effet la bienveillance (amor benevolentiae) provoque un regard neuf sur les personnes qui en sont l'objet. La conviction implicite est que tout homme vaut, par ce qu'il est et par sa fidélité aux lumières qu'il a reçues, qu'il soit catholique, chrétien, païen et que, à le regarder sous cet aspect positif, on rejoint sa vérité: on se met en condition de découvrir davantage sur l'homme et réciproquement d'ouvrir l'homme à davantage. Tout homme, tout groupe, considéré dans son bien, peut enseigner les autres. Et, parce qu'on lui veut du bien, on le met, lui aussi, sur la route d'un progrès dans la vérité et la pratique.
On peut dire la même chose d'une autre manière: quel que soit l'homme ou le groupe dont il s'agit, on peut penser que le Saint-Esprit, Esprit de Création et d'Alliance, travaille en lui. Tout homme ou tout groupe peut donc à la fois communiquer ce qu'il sait et expérimente, et s'ouvrir au témoignage que nous pouvons lui porter de ce que fait l'Esprit parmi nous. En fait, il n'y a rien là de très nouveau: depuis ses débuts, l'Église s'est trouvée confrontée aux autres dans un double mouvement: leur annoncer l'Évangile mais aussi recevoir des cultures qui étaient les leurs bien des éléments susceptibles de mieux comprendre l'homme et, par suite, de développer les potentialités inclues dans l'Évangile lui-même. Dans le passé cependant, cet apport extérieur n'était pas reconnu avec bonne conscience: l'idée que de la vérité puisse advenir d'ailleurs à l'Église "colonne et fondement de la Vérité" passait mal, même s'il s'agissait d'une expérience constante. Dans les cultures mélangées, insuffisantes et portant par endroit la marque du péché, on voyait surtout la déficience, le danger, le mal, tandis que tout ce qui se révélait bon était considéré comme appartenant déjà aux chrétiens. Mais si on déplace l'accent du primat de la vérité au primat de la charité, on est mis à même non seulement de ressentir la compassion pour les autres, mais de les apprécier positivement et de comprendre autrement l'absolu de l'Évangile. Je crois que le souci de Jean XXIII que le Concile ne porte pas de condamnation, mais que d'une part il présente la foi de l'Église de manière à être compris et d'autre part il accueille tout ce qui est bon chez "les autres", procède du charisme de bienveillance qui fut le sien et de l'économie de la vérité qui en découle. Il ne s'agit pas de renoncer à la vérité ou d'en diminuer l'importance, mais de la gérer autrement, de sorte que finalement elle apparaisse mieux.
Pour mieux faire voir ce que je voudrais dire, je vais me permettre de commenter ici quelques paroles du cardinal Montini, prononcées à la cathédrale de Milan aussitôt après la mort de Jean XXIII. Dans son discours, le cardinal Montini se posait en effet la question de l'extraordinaire impact de ce Pape sur l'Église et sur le monde, et il pressentait que, au delà de considérations sur sa personnalité attrayante, il fallait essayer de rejoindre un "secret", un "mystère". Il disait alors :
Il nous a donné cette leçon élémentaire, si rare et si difficile à exprimer dans la réalité, contenue dans les paroles de saint Paul: "Vivre selon la vérité et dans la charité" (Eph. 4,15). Il nous a fait voir que la vérité, la vérité religieuse avant tout, si délicate, si difficile, également dans ses inexorables exigences d'expression, de conception et de croyance, n'est pas faite pour diviser les hommes et allumer en eux le feu des polémiques et des disputes, mais pour les attirer à l'unité de pensée, pour être mise à leur service dans un souci pastoral, pour infuser dans les âmes la joie de la conquête de la fraternité et de la vie divine. Cela, nous le savions déjà, mais il nous en a fait goûter l'expérience, et il nous en a promis la plénitude 1
Je me demande si le cardinal Montini allait, avec ces phrases, jusqu'au fond du secret qu'il cherchait. Tous ses propos, en effet, sont centrés sur la vérité. Le mot de charité, présent dans la citation de saint Paul, n'apparaît plus ensuite, de sorte que le "secret" de Jean XXIII aurait été dans une certaine manière de dire la vérité afin qu'apparaisse sa valeur libératrice et divinisatrice. Or cela, comme le remarque le cardinal, "nous le savions déjà". Mais ce que nous ne savions pas, ou que nous ne savions plus, c'est que l'amour sauve et que la vérité authentique naît de l'amour et des procédures d'écoute et de parole qui en jaillissent. S'il m'est permis ici de m'exprimer un peu philosophiquement, je dirai que l'attitude de Jean XXIII nous invite à nuancer le primat socratique et platonicien du vrai, qui définit peut-être trop l'atmosphère de la théologie depuis les débuts, et à considérer plutôt le primat du bien. A ce sujet, je me demande si on n'a pas trop souvent confondu l'être et la vérité. L'être, quel que soit la définition qu'on en donne ou la saisie qu'on en fait, est par définition ce qu'il est: on est dans le domaine objectif. Étant, il est bon, c'est-à-dire à la fois susceptible de désir et capable de communication. A ce double titre, il provoque l'amour, qui est œuvre de désir et effort de communion. Le vrai, selon sa définition la plus classique, est au contraire dans l'intelligence: il est dans le jugement que l'on porte sur la réalité. C'est lui certes qui donne à l'amour sa lucidité, mais il a toujours un caractère incomplet, provisoire; il est toujours en quête de plus et de mieux. Sa tâche est paradoxale: il faut maintenir l'affirmation, car cela fait partie de sa nature, mais la maintenir ouverte parce que cela fait partie de son imperfection. L'impulsion de l'amour peut aller plus loin que la perception du vrai et, en ce sens, inviter l'intelligence à améliorer la vérité 2. Sur ce point précis, l'enseignement de Jean XXIII me paraît une pierre milliaire dans le développement de la Tradition vivante de l'Église.
Ghislain Lafont
1 – Documentation catholique, 60 (1963) col. 847
2 – Le primat de la charité peut aussi conduire à diminuer le caractère obsédant de la question du salut et de l'enfer. Il est assez significatif que le même théologien, Hans Urs von Balthasar, qui a dit que « l'amour seul est digne de foi" est aussi celui qui a écrit