Devoir de vacances (6) : De toutes les nations...
L’œcuménisme me semble d’abord découler du mouvement même de l’évangélisation, défini clairement par le Christ ressuscité par exemple dans Saint Matthieu 28,19-20 : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit ». On peut y souligner deux points : l’obligation de transformer toute population humaine en disciples (mathèteúsate – le mathètés apprend par expérience, mais aussi comprend intellectuellement) ; et celle de garder le message évangélique (tèreîn), mot qui signifie en effet conserver, préserver, surveiller, mais qui ne glisse jamais de l’observation à l’observance.
L’histoire a montré que la relation entre les communautés de disciples et la communauté universelle de ces mêmes disciples était problématique et oscillait entre le pôle de l’excommunication et celui du conformisme inquisitoire. J’incline à penser que la notion de sacré et la dégénérescence des signes évangéliques en sacrements « administrés », comme on le dit d’une façon si joliment révélatrice, sont pour beaucoup dans la dévastation du champ de bataille qui a désuni les disciples quasiment depuis les origines. Mais c’est de cette dévastation qu’il nous faut partir.
Difficile quand dans la plus volumineuse de nos sectes, et jusque dans ses publications les plus honorables, le terme « l’Église » continue à s’employer en toute innocence pour désigner l’ensemble des supposés papistes, et au sein même de cet usage, une confusion secondaire continue à avoir cours puisque le mot désigne tantôt l’ensemble des « croyants », tantôt la hiérarchie opposée au commun. La clarification du vocabulaire me paraît être une tâche primordiale de la démarche œcuméniste. Il me semble, comme bien d’autres l’ont déjà dit, que « Église » ne peut que désigner l’ensemble de ceux qui se considèrent comme foncièrement concernés par l’Évangile, que j’appellerai « disciples » pour simplifier ; cette église est forcément « catholique », c’est-à-dire universelle. La réduction de ce terme à la mouvance de l’église romaine est une importante source de confusion puisqu’elle signifie soit que le mot a perdu tout sens, soit que cette église se prétend seule appelée à l’universel, ce qui barre immédiatement la route à toute démarche œcuméniste.
Si on parvenait à faire admettre que « l’Église » (on pourrait lui réserver la majuscule dans les langues à alphabet gréco-latin…) embrasse l’ensemble universel des « disciples » et que « les églises » désignent chaque communauté, quelle que soit sa géométrie, qui se considère comme une fraction de « l’Église », il me semble qu’on aurait fait un grand pas dans l’œcuménisme. Les « églises » de base peuvent se réduire à deux ou trois personnes avec la caution même de l’Évangile (par exemple Saint Mathieu 18,20) : « là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », et se fédérer comme elles l’entendent dans de plus vastes ensembles d’églises.
Quel peut être alors le critère qui sépare le disciple du non disciple, et qui serait autorisé à l’appliquer ? J’aurais tendance à penser que les « églises » se constituent librement et se font et se défont selon les circonstances. Je ne vois pas comment on peut leur imposer d’intégrer des éléments qui combattraient ce qui les a fait se regrouper. La référence à l’Évangile leur interdit simplement de traiter la question sans un effort d’amour du prochain. Cette démarche implique qu’on extirpe enfin de l’organisation ecclésiale toute trace de monarchisme (puisque nous sommes tous appelés à être « rois » par le baptême, c’est-à-dire à unir autour de nous une communauté), et qu’on s’appuie sur des formes de décision égalitaires qui semblent bien avoir été celles de la « primitive Église ». Mais les disciples exclus ne seront pas pour autant exclus de « l’Église ».
Qui a alors autorité pour les en exclure ? J’aurais tendance à dire : personne sur terre, car je ne vois personne qui puisse juger de la relation de quiconque à l’être mystérieux que nous appelons « le Christ ». Qui a autorité pour faire entrer un individu dans « l’Église » ? L’individu lui-même, puisque « le Christ » ne se manifeste pas. Je ne connais pas le statut officiel de cette affirmation en islam, mais la tradition veut que l’on devienne musulman en déclarant qu’on adhère à la très courte profession de foi de la chahada devant deux témoins musulmans de base ou devant un seul imam. Il me semble que cette démarche mériterait d’être appliquée aux « disciples ».
Je ne me dissimule pas le caractère peu immédiatement opérationnel de cette vision des choses, puisqu’elle se heurte à l’énorme poids des héritages qui ont dressé autour des grands ensembles ecclésiaux des murailles de rituel, de dogmatique, de parcours initiatique, de vérification de l’orthodoxie. Mais il me semblerait désastreux de réduire l’œcuménisme aux démarches entreprises par les représentants patentés des méga-églises, sans d’ailleurs mépriser leur utilité pour passer au moins de l’exécration à la courtoisie, et sans pouvoir nier qu’elles puissent à la longue avoir de véritables effets quand elles réussissent à survivre entre les crispations et les manœuvres internes. Les « disciples » qui se sentent à des degrés très divers liés à tel ou tel ensemble ecclésial n’en sont pas forcément tous des inconditionnels. Et les communautés ecclésiales qui affirment plus ou moins d’indépendance à leur égard me semblent devoir préfigurer un œcuménisme « off » et « soft », qui en délimite les cadres possibles et les proposer, autant qu’ils peuvent s’en faire entendre, à l’ensemble des « disciples ».
Dans ce cadre, la grande question ne sera plus de savoir si tel cardinal sera plus accommodant avec tel métropolite, qui sera ou non manœuvré par les sbires de Poutine, ni combien il faudra de siècles avant que la concélébration produise des espèces valides, mais quelles sont les relations réelles et possibles entre les « vraies gents » membres des diverses églises, et comment elles devront se concrétiser dans une organisation universelle. Sur ce dernier point, inutile de pousser trop loin la prospective, sinon pour conjecturer qu’on voit mal pasteurs et patriarches venir à Canossa au Vatican, et que si cette perspective conditionnait l’œcuménisme de l’église romaine, elle cultiverait probablement une grande illusion. Mais sur la réalité de la communion, il me semble que la question se pose au sein même de chaque ensemble ecclésial actuel, pour ne rien dire des aspects simplement psychologiques des relations entre toutes personnes se reconnaissant dans un groupe de proximité. A cet égard, on peut méditer sur la question de savoir si pour le simple fidèle l’origine du Saint Esprit dans la Trinité, l’immaculée conception, la virginité post partum de la Vierge, son assomption, ou même la présence réelle, tous points de dogme qui ont opposé fondamentalement les trois grands ensembles de la chrétienté, sont réellement des obstacles pour se sentir en communauté avec les groupes dont les hiérarchies sont en dissension à leur sujet.
Si je me dis « appartenir » d’une certaine façon à l’église romaine, la simple lecture du courrier des lecteurs de la Croix me manifeste chaque jour que je n’ai pas grand chose en commun avec la manière de traiter le donné évangélique de la grosse moitié de ceux qui s’y expriment. Qu’est-ce donc que d’être « disciple » dans « l’Église », qu’est-ce donc que la communion dans cet ensemble universel ? C’est certainement bien autre chose que l’adhésion à des rituels, des morales et des dogmes : mais c’est ce qui peut troubler beaucoup de gens pour qui ce type d’adhésion est fondamental et qui ne voient pas trop ce qui peut rester quand on l’a écarté.
Pourtant ce qui reste n’est pas mince. « Garder » le message évangélique, on l’a dit plus haut, savoir que c’est notre référence commune, ce qui ne veut nullement dire que c’est notre code civil et notre charia, ni même notre code de morale privée et publique, car « garder ce qui a été prescrit » n’est pas prescrire ce qui a été gardé ; affirmer et scruter la communion qui en résulte, la créer peut-être. Les ensembles ecclésiaux ne s’en sont jamais préoccupé, et se sont plutôt attachés à la détruire. On ne peut guère compter sur eux pour prendre aujourd’hui la tête d’une pareille croisade qu’ils ne peuvent percevoir que comme un suicide.
On a laissé de côté ici un autre aspect de l’œcuménisme qui est le devoir de faire connaître l’évangile à l’ensemble de l’humanité. En même temps que la mission révélait des dévouements admirables, les horreurs qui l’ont souvent accompagnée ont conduit les églises aujourd’hui à une prudente réserve, à l’exception notable des évangélistes dont on ne peut nier l’audace, même si on est loin d’apprécier les contenus qu’ils transmettent.
On ne peut que se féliciter des relations pacifiées qui se sont établies entre les officiels des grandes religions du monde. Mais comme toute diplomatie, elles supposent qu’on jette un voile à la fois sur les horreurs des guerres religieuses actuelles et sur la concurrence des élans missionnaires.
Parmi les discours apaisants tenus d’ailleurs davantage par les chrétiens que les autres (et les autres, c’est évidemment avant tout l’islam, et dans une moindre mesure l’hindouisme), s’est répandue l’idée que la diversité des religions était au fond une conséquence du plan divin, et que, puisqu’elles ont toutes une version à peu près respectable, elles pouvaient sans trop de dégâts se partager le monde et prospérer chacune dans son pré carré. Force est de constater que cette position, si compréhensible qu’elle soit au regard d’une appréciation des possibilités actuelles de la mission, est en profonde contradiction avec l’idéal évangélique. Parmi ceux qui sont aux avant-postes de la relation avec l’Islam, je renverrai aux propos du jésuite égyptien Henri Boulad, dont nous aurons peut-être à débattre prochainement, qui atteste de ce que l’Évangile pourrait apporter aux communautés non chrétiennes, sans évidemment leur proposer comme seule option valable la démarche dite de « conversion » avec toute la bureaucratie qu’elle charrie, ni l’adhésion aux codes rituels, dogmatiques et disciplinaires qu’elle implique.
L’œcuménisme est un chantier gigantesque, qui pourrait sans doute contribuer à offrir une passionnante perspective à la foi chrétienne. Il lui reste à conquérir les moyens de sa politique.
Gageons que les grandes églises ne l’y aideront pas de sitôt.
Alain Barthélemy-Vigouroux