« Devant Dieu, exister et se dire… »

Publié le par G&S

François Chirpaz,
professeur de philosophie,
est l’auteur de l’ouvrage
Job, la force d’espérance
(Éditions du Cerf).

Sa méditation présente l’homme libre et tragique
qui se tient frémissant devant Dieu.
L’homme ose se situer devant la face de Dieu ;
alors il existe pauvre, grand, éphémère mais il existe libre.

Voici un court de ce livre pour ouvrir votre appétit.

Job-Francois-Chirpaz.jpgDevant Dieu. La formule n’est pas simple clause de style ni simple métaphore, et pour Job moins que pour tout autre. En témoigne la véhémence de l’interpellation qui scande sa parole. C’est devant la face de Dieu que Job parle car c’est devant elle qu’il existe. C’est là qu’il a toujours vécu et qu’il a compris son destin de créature, et là qu’il vit encore maintenant, d’une manière d’autant plus intense que son destin se révèle énigmatique.

Ce que Job exprime de la réalité humaine en laissant se dire sa détresse est le fait d’une conscience qui tente de comprendre sa propre condition. Cela, il ne peut le dire que devant la face de Dieu, car Dieu seul peut être le témoin de l’homme lorsque l’enjeu est la vie même de la créature. Se comprendre et comprendre sa condition est la parler, et la parler est la dire devant Dieu.

Par ce qu’il dit de son épreuve, en effet, Job accède à la conscience de son être et de sa condition, mais à une forme neuve et inédite de cette conscience. Et il en pressent une mesure qui dépasse tout ce qu’il avait pu apprendre de sa sagesse. Aussi cette parole ne peut-elle s’exprimer que devant la face de son témoin car, quand bien même ce témoin ne se laisse plus discerner, il n’en demeure pas moins vivant. Toujours aussi réel, quand bien même sa proximité se fait invisible et muette.

Pour Job, c’est l’évidence même : l’absent n’est pas parti, il ne laisse pas reconnaître la trace attendue de sa présence, mais sa présence est encore là et la parole humaine peut encore l’atteindre. Il n’est pas visible, mais il est là et il est le tout proche.

Les « amis de Job » parlent de Dieu et ils en parlent d’abondance puisque, pour eux, Dieu est le garant de l’ordre de l’univers et du sens de la vie de l’homme. Ils ne savent toutefois en parler qu’à la troisième personne. Comme à celui auquel ils se rapportent, sans doute, mais comme s’il demeurait trop loin de l’homme pour que l’homme puisse espérer l’atteindre. Le Dieu dont ils parlent demeure un être lointain. Sans doute préside-t-il toujours au destin du monde, mais il n’est pas présent à l’existence de la créature. Or pour Job, Dieu n’est pas celui dont on parle…

… Dieu n’est donc pas le « lieu » de l’homme, de sa vie et du sens de sa vie que parce qu’il demeure le témoin à qui l’homme peut adresser sa parole. Un témoin, quelqu’un qui a souci de l’homme, qui garde l’homme en son souci. Et ce souci est de bienveillance…

… Pour Job, Dieu est le témoin bienveillant, et il le reste envers et contre tout. Il n’est jamais le simple justicier qui surplomberait le monde et la vie des hommes ainsi que le fait cet « œil suprême » que la représentation d’Occident a parfois donnée de lui : l’œil au centre d’un triangle ou bien celui qui poursuit Caïn après son crime ainsi que l’imagine Hugo. Un tel œil ne peut jamais être un témoin, et ce n’est pas celui-là que sollicite la parole de Job.

L’évidence de la présence d’un tel témoin est au centre de la vie de Job, elle fait corps avec lui plus encore que ne le fait sa propre chair. Il n’est pas un simple homme religieux car sa vie il ne se contente pas de la rapporter au divin dont il dépend. Job se tient devant un Vivant, il lui parle et, lorsque le poids de sa peine est trop lourd à porter, il sait encore qu’il peut proférer devant sa face les mots qui témoignent de son espérance.

Il n’est pas davantage un mystique car son souci n’est pas de faire un avec son Dieu. Il est de demeurer dans sa proximité, en face de lui. L’élan mystique est tout entier mû par un tel souci de la proximité du Créateur et de la créature que son attente est de voir s’abolir la relation elle-même : pour ne plus laisser, à la limite, qu’une fusion de la créature dans son Créateur. Comme si l’homme était emporté d’une manière telle par l’intensité de son amour qu’il recherchait une fusion avec Dieu. Celui qui aime sait que dans l’amour même demeure une distance, et cette distance avive sa douleur.

Pour le mystique, le lieu de l’homme est en Dieu, et il ne peut vivre que d’être en lui. Tout ce qui fait obstacle à cette unité ne peut être que mal et douleur. Aussi exister est-il tendre à ne venir faire qu’un avec son Dieu, venir dans cette unité et n’être plus que cette unité. La démarche de Job n’est pas de cet ordre.

Pour lui, exister devant Dieu n’est donc pas viser la fusion qui viendrait abolir la distance. C’est un homme qui reconnaît son Seigneur en avouant qu’il ne peut vivre séparé de lui. Pour vivre il faut cette proximité, mais en cette proximité il ne renonce pas à son être propre, ni à sa singularité. Il ne renonce pas à sa singularité qui est sa liberté même. D’une manière libre, il reconnaît sa dépendance, mais c’est d’une manière libre qu’il entend s’avancer au-devant de lui.

François Chirpaz
Texte transmis par Christian Montfalcon

Publié dans Fioretti

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