Des ambiguïtés du principe d'égalité
On parle beaucoup d'égalité ces temps-ci. Question préalable : la nature est-elle égalitaire ? Que nenni : il est banal de constater qu'il y a des gens beaux et d'autres moins, des gens très intelligents – quelle que soit la forme de cette intelligence, liée au domaine où elle s'exerce et à l'environnement intellectuel et affectif du sujet – et d'autres moins, des généreux et d’autres moins, etc. Mère nature n’est pas égalitaire, elle est même injuste.
En effet, ce constat ne signifie pas que ces différences " naturelles " existant entre les êtres humains doivent induire une inégalité ontologique ou juridique ; c’est à nous d'en corriger les défauts, en essayant de ne pas créer à la place une autre situation " injuste ".
Mais distinguer exactement ce qui relèverait d'une hypothétique égalité ou d'une simple équité n'est pas toujours évident. Exemple récent : il est question de moduler les prestations familiales en fonction de la fortune des parents. Cela paraît a priori légitime, comme l'est l'impôt progressif sur les revenus. Pourtant, si elle est adoptée, cette mesure sera forcément " inégalitaire " puisque certains parents seront discriminés, pour employer un terme à la mode, par leur salaire gommant les droits de leur " parentalité ".
Il n’est pas non plus aisé de discerner toutes les conséquences d’une application du principe d’égalité. Celui-ci a été la justification première et répétée de la reconnaissance d'un mariage entre personnes de même sexe. Le problème c'est que le souci d’une égalité entre homos et hétéros fait automatiquement glisser la demande du mariage à la possibilité d'adopter des enfants, sans laquelle on créerait deux types de familles ; puis, dans une même logique, on doit admettre la Procréation Médicalement Assistée et, en dernier lieu, toujours au nom de l’égalité, cette fois entre hommes et femmes, de la Gestation Pour Autrui. On introduit ainsi des degrés croissants de risques sur le plan éthique, la GPA pouvant déboucher sur une marchandisation du corps de femmes payées pour ce service. Mais l'on pourra alors nous rétorquer : serait-il juste que les mères porteuses subissent divers maux et diverses contraintes, pendant 9 mois, sans que l'on rétribue leur temps et leur peine ?
Cet usage grandissant – parfois abusif ? – de l'égalité, qui de principe devient alibi, rend progressivement circonspect le citoyen et bientôt l'électeur, qui se demande ce qu'on va lui imposer sous ce prétexte.
Un autre exemple récent illustre cette méfiance : le vote des étrangers aux élections municipales paraît acceptable, voire pertinent vis-à-vis de personnes vivant dans notre pays depuis un certain temps (10 ans sembleraient un minimum pour éviter les " touristes "), y travaillant et y payant des impôts. Oui, mais ne trouvera-t-on pas anormal ensuite qu'ils ne soient pas éligibles ? Puis, pourquoi se limiter aux municipales ? Après tout, ces personnes résideront toujours au moment des législatives et sont régies par nos lois. Et ensuite… ? Si l'on assiste aujourd'hui à un recul des partisans de cette mesure, au point de faire reculer le gouvernement, c'est peut-être en partie lié à cette défiance. Et je n'avance même pas l'argument de la réciprocité appropriée avec les pays d'origine de ces personnes, car il serait taxé de conservateur et rétrograde, voire xénophobe.
Ce " tout égalitaire " envahit tous les compartiments de la vie sociale. Un chantier reste ouvert à propos des évaluations scolaires. Dans les années 60-70, certains pédagogues affirmaient qu’à la naissance tous les enfants ont les mêmes dispositions et voulaient donc bannir toute distinction entre les élèves, toute évaluation (les notes entre autres). Les adversaires de la notation ont repris leur croisade à l’occasion des projets de réforme de l’enseignement. Certes, les notes risquent d'aviver l’esprit de compétition, mais cette dernière ne se rencontrera-t-elle pas dans la vie active ? Elles peuvent aussi bloquer un enfant mal noté dans sa médiocrité, dont il se fera une raison. Cependant, elles peuvent être positives pour d'autres élèves. Lycéen sérieux et travailleur, mais moyen, j’ai été tiré vers le haut grâce à une classe de niveau élevé, dans laquelle je ne voulais pas rester en rade. Mais convenons aussi que la " note scolaire " n’est pas tout. Elle ne saurait dire qui est cet enfant ou cet adolescent.
En mai 1968, jeune enseignant, j’ai reçu une belle leçon d’humilité professorale. Un de mes élèves de première ne répondait jamais, remettait des copies bien moins que passables, semblait se désintéresser de ce qui se faisait dans les différents cours, bref il était apparemment le cancre-type. Lorsqu’arriva la révolte étudiante, je l’ai entendu à plusieurs reprises intervenir dans les AG. Il parlait clairement avec des arguments pertinents dans un exposé construit… Il était autre que ce qu’indiquaient ses notes : " enfant inadapté " ? À moins que ce soient les méthodes d’éducation d’alors qui l’aient été. L’égalité dans l’éducation passe sans doute non par la même chose pour tout le monde, mais – dans la mesure du possible – par une personnalisation (de ce fait inégalitaire) de la pédagogie employée.
" Égalité " : quel beau principe, comme celui de liberté ou de fraternité d'ailleurs. Mais si elle reste un principe sans souci de son application, a fortiori un alibi (peut-être électoral), elle devient vide de sens. En vérité, elle n’est pas donnée, mais à construire chaque jour avec discernement, en tenant le plus grand compte des différences originelles, ne serait-ce que pour les réduire ou les gommer.
Marc Delîle