Dénis collectifs et mémoire
et travail de l’intersubjectivité
La question qui me préoccupe depuis de nombreuses années tourne autour de ceci : comprendre comment, par quels processus et pour ménager quels intérêts (individuels, intersubjectifs, collectifs), les personnes s'arrangent pour établir et maintenir des refoulements ou des dénis en commun, ce qui contrecarre le travail de mémoire, celle de chacun étant ainsi liée à des effets de groupe, ou quelquefois plus largement à des effets de société. Les intérêts dont il s’agit sont des intérêts qui concernent l’économie psychique des personnes et de leurs liens, mais dans certains cas, ils sont liés à des intérêts collectifs.
Les psychanalystes ont en commun cette idée que c’est probablement une constante de la psyché humaine que d’avoir recours à des dispositifs de refus de la réalité lorsque la perception ou la représentation de celle-ci lui est insupportable, lorsque des affects intolérables y sont associés, ou lorsque des conflits insolubles parce que trop angoissants surgissent entre des représentations ou entre des croyances incompatibles. Ce phénomène est aussi connu des psychosociologues : ainsi L. Festinger (1957) 1 avait observé comment une secte, prévenue par un message divin de l’imminence de la fin du monde et du sauvetage de la secte, avait modifié sa perception de la réalité (la fin promise par Dieu n’avait pas eut lieu) en modifiant son interprétation de la prophétie de telle sorte que la secte était maintenue dans sa croyance au prix du déni de la réalité 2.
Ce sont des processus de ce type que j’ai étudié, mais avec d’autres hypothèses, d’autres concepts et d’autres méthodes. Quelques mots suffiront peut-être à en indiquer l’orientation. Psychanalyste de divan, j’ai aussi travaillé à la construction d’une méthode de travail psychique fondée sur l’approche psychanalytique des groupes. À partir de la clinique de ces deux dispositifs, et à la différence des approches centrées sur le groupe conçu comme formant une totalité, j’ai conçu un modèle général qui distingue trois espaces psychiques dans les groupes : celui du groupe, celui des liens intersubjectifs qui s’y nouent et celui du sujet. Mon objectif est aujourd’hui encore de comprendre comment ces trois espaces se nouent et s’articulent les uns aux autres, se confondent et se différencient. Aussi mes recherches portent-elle autant sur la spécificité des processus et des formations propres au groupe ou au lien intersubjectif, que sur les effets de ces processus et de ces formations dans l’espace intrapsychique du sujet singulier.
Dans cette perspective et depuis plusieurs années, j’ai resserré mon propos sur ce que j’appelle les alliances inconscientes 3. Mon propos est de comprendre et de montrer que pour vivre avec les autres, nous devons nouer et sceller des alliances dont la fonction principale est de maintenir et de resserrer (de contracter) nos liens, d’en fixer les enjeux et les termes, et de les installer dans la durée. Les alliances sont le fondement du lien intersubjectif et des liens collectifs dans un certain nombre d’alliances : religieuses, juridiques, politiques, sociales, etc. Parmi les alliances, certaines sont conscientes, d’autres inconscientes. Ce sont les alliances inconscientes qui retiennent mon attention.
Avant d’esquisser quelques propositions sur le rapport qu’elles entretiennent avec la mémoire individuelle et la mémoire collective, il est nécessaire de présenter ce que j’entends par alliances inconscientes. Les alliances sont inconscientes, au sens où elles sont produites par des sujets qui ont, pour se lier, un intérêt conjoint à maintenir hors conscience certains effets du refoulement ou du déni ou du rejet : ces opérations sont nécessaires à chacun et au maintien de leur lien. Chacun d’entre nous, pour former un couple, vivre dans une famille, se lier dans un groupe ou une institution, a besoin de l’autre – de plus d’un autre – pour réaliser ceux de ses désirs inconscients qui sont irréalisables sans sa participation. Il doit aussi trouver chez les autres un appui, un renfort, mais aussi un moyen de se protéger et de se défendre contre des dangers internes et externes. Cela implique qu’il s’allie à ce qui chez l’autre sert des intérêts identiques, pour réaliser ses désirs et pour se défendre contre l’angoisse.
J’ai distingué plusieurs types d’alliances. Les alliances inconscientes de base ou alliances primaires sont au principe de tous les liens : sont des alliances structurantes, en ce sens qu’elles donnent forme et organisation à la psyché de chaque sujet tenu dans les liens intersubjectifs et, au-delà, dans les liens sociaux. Parmi les alliances structurantes primaires, le contrat narcissique dont le concept fut proposé par P. Castoriadis-Aulagnier (1975) joue un rôle essentiel 4 : chaque sujet reçoit de la part du groupe primaire (de ses parents et de la famille) des investissements et des attentes qui organisent son amour de lui-même, condition vitale impérative. En échange, chaque sujet doit placer un investissement de même type dans le groupe dont il devient ainsi membre pour en assurer la continuité. Ce contrat lie sous l’effet de cette dépense d’énergie l’ensemble humain qui forme le tissu relationnel primaire à chaque sujet (dès avant sa naissance) qui dans ces conditions y trouve et crée sa place. Il y reçoit le nom et les signifiants qui le feront membre du groupe.
Un second ensemble d’alliances structurantes, secondaires, est formé par les contrats et les pactes fondés sur la Loi et les interdits fondamentaux : nous y trouvons principalement le pacte fraternel, l’alliance avec le père symbolisé et le contrat de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels destructeurs. Ces alliances structurantes secondaires concernent en premier lieu la violence meurtrière, les relations sexuelles incestueuses et les rapports entre les générations.
Les alliances inconscientes défensives sont essentiellement organisées par le refoulement ou/et par le déni conjoints des sujets d’un lien.
Dans les alliances inconscientes défensives fondées sur le refoulement conjoint des partenaires, il s’agit pour chacun de repousser dans l’Inconscient des désirs, des pensées, des souvenirs et des images inadmissibles, et de les repousser de telle sorte que le refoulement de l’un sert le maintien du refoulé chez l’autre. Ainsi le lien est maintenu, avec ses enjeux inconscients. Les alliances fondées sur le déni consistent, comme nous l’avons dit, dans le refus de la perception de la réalité en raison de la charge traumatique qu’elle recèle. Le déni est un mécanisme prévalent dans la psychose, mais il est aussi mobilisé dans des états non psychotiques, quelquefois dans des situations non pathologiques pour les sujets qui l’utilisent fonctionnellement, par exemple pour affronter une situation catastrophique. La perception insoutenable et la réalité inadmissible sont ainsi « désavouées » et en même temps affirmées.
J’ai particulièrement travaillé sur le pacte dénégatif. Le pacte dénégatif consiste en un ensemble des mécanismes défensifs, fondés sur le refoulement ou/et sur des mécanismes plus archaïques. Cet accord inconscient est conclu pour que le lien s'organise et qu’il se maintienne dans la complémentarité des intérêts qu’il apporte à chacun des sujets liés dans cette alliance et à leur lien lui-même. Dans les couples, dans les familles, dans les groupes et dans les institutions, le pacte dénégatif soutient le refoulement nécessaire à la formation du lien et son destin dans la répétition, mais aussi les mécanismes plus graves de déni.
J'ai dégagé deux polarités du pacte dénégatif : l'une est organisatrice du lien et de l'ensemble qui contient ce lien (couple, famille, groupe institution). En effet, chaque lien et chaque ensemble particulier s'organisent sur des investissements mutuels, sur des identifications communes, sur une communauté d'idéaux et de croyances, sur un contrat narcissique, sur des modalités tolérables de réalisations de désirs inconscients. D’un autre côté, chaque lien et chaque ensemble s'organisent aussi sur une communauté de renoncement à la réalisation directe des pulsions destructrices, sur des effacements, sur un « laissé de côté » et un « passé sous silence », sur des restes non élaborés. Le pacte dénégatif met à contribution différents type de mécanismes de défense : refoulement, déni, clivage, rejets. Le pacte dénégatif crée alors dans l'ensemble du non-signifiable, du non-transformable, des zones de silence, des poches d'intoxication, des espaces-poubelles ou des lignes de fuite qui maintiennent le sujet étranger à sa propre histoire. Le pacte dénégatif contient donc des alliances défensives pathogènes.
Parmi ces alliances défensives pathogènes, j’ai distingué le déni en commun, les contrats pervers 5. D’autres opérations défensives utilisent le rejet ou la forclusion 6, l’expulsion, le dépôt ou l’exportation de contenus psychiques hors de l’espace psychique du sujet. Les alliances inconscientes défensives forment ainsi l’espace psychique commun et partagé dans lequel se nouent un intérêt majeur des sujets pour ne pas savoir ce qui les lie les uns aux autres dans leur lien.
Je tire deux principales conséquences de ces analyses : la première concerne la formation et les contenus de l’inconscient de chaque sujet. Le corrélat des alliances intersubjectives est que l’inconscient de chaque sujet n’est pas seulement constitué par les processus du refoulement de ses représentations intolérables, du déni de sa perception de la réalité et de la répression de certaines manifestations de sa vie pulsionnelle qui sont déterminés exclusivement par des causes intrapsychiques. Mon point de vue est que l’inconscient du sujet se forme aussi sur le socle des alliances inconscientes qui lient chacun à l’inconscient d’un autre et, comme je le dis souvent, de plus-d’un-autre. Selon ce point de vue, l'inconscient de chaque sujet porte trace, dans sa structure et dans ses contenus, de l'inconscient d'un autre, de plus-d'un-autre.
La deuxième conséquence s’applique au champ social, comme j’ai eu l’occasion de l’observer soit dans des institutions, soit dans des sociétés ébranlées et traumatisées par les guerres, les génocides, les violences d’État des dictatures. Appliquées au champ social, les alliances inconscientes défensives de ce type sont mobilisées dans le déni négationniste, dans le racisme, la haine de l’étranger, et dans bien d’autres catégories interdites de pensée. Elles servent à la fois des intérêts psychiques et des intérêts d’un autre ordre : politique, socioéconomique, culturel et religieux.
Quelques exemples
Pour illustrer ces propos, je prendrai quelques exemples : je les emprunterai non pas à la clinique, délicate et complexe à exposer dans le cadre de cet article, mais au cinéma contemporain. Le lecteur pourra en trouver d’autres dans mon livre.
Le film de Luis Puenzo, La historia oficial, sort à Buenos Aires en 1985, deux ans après la fin de la dictature, l’année du procès des militaires impliqués dans ces sept années de violences, de disparitions et de meurtres.
Une chanson que connaissent tous les enfants d’Argentine accompagne le film du début à la fin : celle que chante la petite Gaby : « Au pays de Je ne me souviens / j’ai fait trois petits pas/ et je me perds/ un petit pas par ci/ je ne me souviens plus si je l’ai dit/ un petit pas par là/ Ah la peur que j’ai eue !… »
Lorsque sa mère lui demande de chanter une chanson pour qu’elle sache qu’elle ne s’est pas noyée dans son bain, Gaby devient le véritable sujet de cette histoire sur laquelle pèse le déni de la mémoire.
Alicia, sa mère, est professeur d’histoire de l’Argentine, et son mari est un officier largement compromis dans la dictature des années 1976-1983. Ils ont « adopté » cette petite fille à laquelle ils sont l’un et l’autre profondément attachés. Nous sommes en mars 1983. Alicia ne se pose aucun problème à propos de cette adoption, ni d’ailleurs à propos des disparitions, jusqu’au jour où, dans les derniers soubresauts de la dictature, juste après la guerre des Malvinas, le doute la saisit lorsque son amie Ana, exilée en Europe, revient à Buenos Aires. Ana lui parle des tortures qu’elle a subies avant de fuir son pays, et aussi des enfants disparus et, pour nombre d’entre eux, adoptés par les militaires qui avaient torturé à mort leur mère. Dès lors Alicia n’a de cesse de connaître la vérité dont son mari veut avec le même acharnement la détourner. Refusant d’entrer dans le pacte de déni en commun qu’il lui impose, elle en découvre l’enjeu, rompt avec son mari aux abois et quitte définitivement le « pays du Je ne me souviens… ».
Ce qui est irreprésenté dans le lien, la petite Gaby le dit dans sa lancinante chanson. On pense au titre du film de Maria-Luisa Bemberg (1993, dix ans après la fin de la dictature militaire en Argentine) « De eso no se habla », de cela on ne parle pas, mais ce dont on ne doit pas parler revient d’une manière ou d’une autre dans le réel ou dans le symptôme, ou dans un signifiant qui fait énigme, car il est attaché à un fantasme ou plus généralement à un message transmis par l’inconscient d’un autre sans que le destinataire puisse en saisir le sens. Nous en avons un exemple dans l’évocation par Alicia, la mère adoptive, de la chanson au moment du bain de Gaby. Seul le spectateur peut comprendre qu’il s’agissait de la baignoire qui servait aux tortionnaires. Ici encore, il s’agit d’un pacte dont les protagonistes sont conscients d’être les souscripteurs, mais dont les enjeux leur sont inconscients. De cela on ne parle pas, mais ce qui ne doit pas être dit, l’inconscient s’arrange pour le proclamer d’une manière ou d’une autre, dans l’insolite, l’étrange, le signe énigmatique.
D’autres films ont pour thèmes le déni de l’histoire et ses effets dans un drame familial. Depuis qu’Otar est parti, Good bye Lenin, Les invasions barbares sont sortis sur les écrans en 2003. Chacun d’entre eux traite d’une catastrophe psychique qui se développe sur l’arrière-fond d’une catastrophe politique et d’une catastrophe de civilisation. Les deux premiers traitent de l’effondrement du régime soviétique : l’un a pour cadre la Géorgie, l’autre la République démocratique d’Allemagne. Le troisième nous parle de la dislocation des illusions qui ont marqué la génération engagée dans la révolution culturelle des années soixante au Québec.
Prenons l’exemple du film de Julie Bertuccelli, Depuis qu’Otar est parti. Il raconte l’histoire d’une famille : Eka vit à Tbilissi avec sa fille Marina et sa petite-fille Ada. Son fils Otar, qu’elle aime tendrement, est parti chercher meilleure fortune à Paris, d’où il envoie régulièrement de belles lettres à sa mère, célébrant la vie de la capitale française ; il y glisse aussi un peu d’argent. Otar lui téléphone assez souvent, ce qui a pour effet de rendre jalouse sa sœur Marina, qui déteste sa mère et qui est cependant chargée de veiller sur elle. Marina est aussi en grande difficulté de compréhension avec sa fille, qui n’a de tendresse que pour sa grand-mère. Trois générations de femmes, qui vivent l’après-Gorbachev avec des sentiments assez divergents dans un appartement étroit.
Otar s’est fait embaucher comme manœuvre dans le bâtiment : il meurt en tombant d’un échafaudage. Sa mort est cachée à sa mère : Marina et Ada, chacune pour des raisons différentes, rédigent de fausses lettres signées d’Otar, à qui elles font continuer le jeu trouble de leurrer sa mère sur sa condition. Ada lit à Eka les lettres qu’elle a elle-même rédigées et continue à lui verser un peu d’argent, comme Otar le faisait.
Un jour, Eka décide de réaliser ses économies et de vendre des objets familiers pour se rendre à Paris avec sa fille et sa petite-fille : elle veut revoir son fils. Mais rencontrer Otar s’avère évidemment impossible, et Eka finit par comprendre qu’il est mort. À son tour, elle berne Marina et Ada, supposées ne pas le savoir, elle leur fait croire qu’Otar s’en est allé faire fortune en Amérique. Au moment de rentrer à Tbilissi, à l’aéroport, Ada décide de rester à Paris, rompant ainsi avec le poids de ce passé qui accable les deux générations qui la précèdent.
Ce film subtil entrelace plusieurs niveaux de lecture : un tableau sombre de la Géorgie post-soviétique plongée dans le chaos, le désarroi, les humiliations, mais aussi une certaine nostalgie, chez Eka, de l’ancien ordre. Trois générations de femmes, chacune à sa façon inadaptée au nouveau régime, qui prolonge l’ancien dans ce qu’il avait de plus désastreux : la culture du mensonge et du secret. Ce qui meurt tragiquement dans le fils bien-aimé de la mère, c’est l’espoir d’une relance vitale, reprise par Ada à la fin de l’histoire.
Comme dans le film de W. Becker (Good bye Lenin) ou celui de D. Arcand (Les invasions barbares), l’essentiel est de maintenir l’illusion, toutes les illusions : dans le film de J. Bertuccelli, celle de la grand-mère sur la période stalinienne à laquelle elle reste attachée, autant que sur son fils. La mère et sa fille s’allient pour préserver Eka et ses illusions, bien qu’elles-mêmes les dénoncent, pour maintenir leurs propres illusions. Marina et sa fille se retrouvent, non sans conflits, sur ce pacte de déni de réalité. Elles sont complices et victimes dans cet effort pour cacher la vérité à la génération précédente.
Les dénis collectifs des catastrophes politiques et sociales, des meurtres génocidaires, avec leurs expressions négationnistes et les mensonges collectifs qu’elles soutiennent, sont les manifestations les plus communes des pactes dénégatifs. Ils participent à cette attaque contre le travail de mémoire, contre l’événement impensable en recourant à un non-lieu. Il s’agit avant tout d’un impossible effacement dans la continuité de l’histoire, d’une disparition, d’un trou rendu lui-même introuvable 7.
Travail de la mémoire, travail de l’intersubjectivité et dissolution des alliances inconscientes défensives
Les recherches sur les traumatismes collectifs ont montré l’importance capitale des relations entre déliaison interne et lien intersubjectif. Un mot sur la liaison/déliaison, mouvement fondamental sur lequel repose la vie psychique. La liaison intrapsychique lie des éléments psychiques (pulsions, perceptions, pensées, affects) et les intègre dans une organisation relativement stable. La déliaison est un processus antagoniste qui désagrège, disperse, dissocie cette organisation, notamment sous l’effet de l’angoisse. Elle a comme conséquence une fragmentation de l’espace interne ou la prévalence excessive d’un élément (pensée, pulsion) sur les autres. La liaison et la déliaison sont des processus qui se manifestent aussi dans les liens intersubjectifs (formation et désagrégation des liens et des alliances) avec leurs corrélats intrapsychiques.
En utilisant ces notions, on dira qu’un des effets du traumatisme est précisément la déliaison intrapsychique entre les affects et la pensée du traumatisme. Je m’intéresse au processus selon lequel la réaffectation de la trace du traumatisme peut se lier à des pensées qui deviennent acceptables lorsque ces traces sont reconnues, reçues et partagées par un autre, par plus d’un autre. Ce sont là les conditions pour que ce qui est déposé en soi ou rejeté à l’extérieur – l’horreur, soit transformé en processus psychique de pensée, de recouvrement et de transmission de la mémoire. Rétablir la confiance des sujets soumis aux situations de violence collective extrêmes est nécessaire pour dépasser le risque d’une nouvelle intrusion dévastatrice.
Chaque sujet doit ensuite reconnaître, dans ces versions successives qui dépassent la pure répétition et qui engagent une nouvelle forme de temporalité, ce que fut et devient son histoire personnelle : subjectivation 8 de l’expérience traumatique peut être le nom de ce processus long, pénible, créateur.
Dans une étude récente, j’ai développé l’idée selon laquelle l'élaboration de l'expérience traumatique partagée avec d’autres passe par le travail de l’intersubjectivité 9. J'appelle travail de l'intersubjectivité le travail psychique qui se produit dans la psyché de chaque sujet, dans son inconscient et dans son préconscient, du fait de son lien avec un autre sujet, ou avec plus-d'un-autre. Un aspect de ce travail de l’intersubjectivité concerne le processus par lequel le sujet recouvre, après une expérience traumatique, la capacité de former des pensées, ses propres pensées et de modifier le rapport à sa propre mémoire du trauma. Il s’agit là d’un travail psychique que l’on peut nommer travail de l’interdiscursivité, puisqu’il se produit dans la pluralité de références qui viennent des discours qui s’échangent entre plusieurs sujets, et qui font circuler des signifiants jusqu’alors indisponibles.
Le film autobiographique d’Ari Folman (2008), Valse avec Bachir, illustre remarquablement ce travail de l’interdiscursivité dans la reconstruction de la mémoire du traumatisme. Un rêve traumatique récurrent (une meute de chiens qui le poursuit) et un souvenir figé en une répétition muette (la baignade devant Beyrouth bombardé) sont les restes inassimilables, non-transformés, persécutoires, de sa participation en 1982 à la première guerre du Liban. Ari cherche à retrouver la mémoire active de cette période en allant à la recherche des souvenirs de ses compagnons d’arme. À travers leurs récits, il reconstitue ainsi une chronique de son histoire personnelle, intriquée dans l’Histoire mais occultée dans les mouvements politiques qui en entravent et en détournent le sens. Sur ces nœuds d’histoire pèse un pacte de silence et de culpabilité confuse à propos de la part qui revint à l’armée israélienne dans le massacre de Sabra et Chatila par les Phalangistes chrétiens. C’est à cette double désoccultation que travaille le film, remarquablement construit en une double écriture, celle du dessin animé qui exprime les fantasmes, les terreurs et les scènes traumatiques persécutoires vécues par Ari ; celle des images d’archives qui viennent, à la fin du film, donner crédit à son histoire en la rétablissant dans un récit collectif, et qui opère une première défusion du réel et de l’imaginaire. Ces traumas sont les héritiers de traumas antérieurs, demeurés hors sens : c’est ce que propose à Ari le psychanalyste qu’il consulte. C’est aussi ce que montre Folman, pour qui l’horreur de la Shoah revient sans cesse comme l’arrière-fond de ce drame.
La mémoire individuelle des événements collectifs doit être soutenue par la mémoire collective. Celle-ci est le cadre métapsychique de la mémoire individuelle. C’est la fonction des co-mémorations, et d’une manière plus générale de la narration, du récit, du témoignage. Le témoignage est une fonction majeure de ce travail interdiscursif de la mémoire : il est un attracteur de narrativité.
Je propose le vieux mot français de remembrance pour désigner la corrélation forte entre récit polyphonique, mémoire construite et intersubjectivité. La remembrance est aussi le résultat d’une action, remembrer, le re-membrement des êtres dispersés, éclatés. La remembrance est ainsi le processus de la remémoration et, par la co-mémoration, la réintégration de la catastrophe dans le corps somatique et dans le « corps social ».
René Kaës
Professeur émérite de l'Université Lumière -
Lyon 2
Psychanalyste
janvier 2010 pour G&S
1 – Festinger L.,1957 – Theory of cognitive dissonance, Stanford, Stanford University Press. Trad. fr. Une théorie de la dissonance cognitive, Paris, Larousse.
2 – Le déni est un mécanisme de défense fondé sur le refus de la reconnaissance d’une perception de la réalité en raison de la charge traumatique qu’elle recèle, tout en maintenant un savoir sur l’objet de cette perception. O. Mannoni avait donné du déni une formule très juste : « je sais bien, mais quand même »
3 – R. Kaës, 2009 – Les Alliances inconscientes, Paris, Dunod.
4 – Castoriadis-Aulagnier P., 1975 - La violence de l'interprétation. De l'énoncé au pictogramme, Paris. PUF.
5 – Les psychanalystes ont été très tôt attentifs à l'emprise sexuelle que le pervers exerce sur ses partenaires. Ils ont souligné l’importance du secret et du défi à la Loi dans le contrat qui les lie. La seule loi qui régit leur contrat est la loi de la jouissance : seule la jouissance est prise comme objet, non le rapport amoureux, car seul l’objet qui lui est attaché (par exemple le fétiche) permet de nier le manque ou la perte.
6 – Terme d’origine juridique (extinction d’une action à partir de délais prescrits), la notion de forclusion a été introduite en psychanalyse par J. Lacan pour décrire un mécanisme de défense propre à la psychose. La forclusion se caractérise par le rejet (die Verwerfung chez Freud) d’un signifiant majeur (par exemple le « nom du Père ») qui, pour le sujet, n’a jamais existé, ouvrant ainsi le chemin du délire et du clivage
7 – Sur les négationnismes et les révisionnismes, cf. l’important ouvrage publié sous la direction de C. Coquio, L’Histoire trouée. Négation et témoignage, 2003.
8 – La subjectivation est le processus par lequel l’espace interne des représentations conscientes et inconscientes d’un sujet se constitue comme sa subjectivité. Le Je en est l’acteur et le représentant.
9 – Sur ces questions, on peut lire ce que j’en ai écrit : en 1989 – « Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire. Notes pour une recherche », in J. Puget, R. Kaës et al. Violence d'État et psychanalyse. Paris, Dunod. Plus récemment Kaës R., 2009 – « Le travail de l’intersubjectivité et la polyphonie du récit dans l’élaboration de l’expérience traumatique », in V. et J. Altounian, Mémoires du génocide arménien. Héritage traumatique et travail analytique, Paris, P.U.F.