De commencement en commencement
Une des grandes leçons du XXe siècle aura été la débâcle de tous les systèmes qui ont prétendu enfermer l’aventure humaine dans un discours totalisant. Nous vivons le deuil des grandes idéologies, des grandes convictions religieuses ou politiques qui entraînaient les foules dans des processions ou des manifestations. Le philosophe Paul Ricœur est un des penseurs qui s’est situé au cœur de cette crise en tentant de répondre à la question : comment s’engager dans la cité alors que le temps des certitudes est derrière nous ?
Dans la préface à la réédition des Écrits sur le personnalisme d’Emmanuel Mounier, Paul Ricœur analyse comment ce personnalisme auquel il a été très attaché a été emporté dans le déclin de ce qu’il appelle « la constellation des –ismes ». « Du coup, écrit-il, l’idée d’un règne à trois : personnalisme-existentialisme-marxisme, si souvent tenue par Mounier comme caractéristique durable d’une époque, prend aujourd’hui figure d’illusion ». Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, Ricœur ouvre une nouvelle voie : « Comment parler de la personne sans le support du personnalisme ? Je ne vois pour ma part qu’une réponse : elle consiste à donner un statut épistémologique approprié à ce que j’appelle, avec Éric Weil, une attitude. Nous avons appris d’Éric Weil que toutes les catégories nouvelles naissent d’attitudes qui sont prises dans la vie et qui, par la sorte de précompréhension qui leur est attachée, orientent la recherche de nouveaux concepts ».
Cette réflexion amène Ricœur à repérer ce qu’il appelle « une attitude personne » qu’il caractérise par trois critères distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. Dans cet itinéraire, la crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable ». Ainsi pour beaucoup de militants l’engagement dans des organisations qui luttent contre la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage est devenu le chemin vers la conscientisation politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant » 1.
Dès lors, l’existence humaine se comprend non plus comme la somme de son patrimoine matériel, intellectuel ou spirituel, mais comme un processus continu de naissances. Un des derniers propos publics tenus par le Frère Roger Schutz, fondateur de la communauté de Taizé, était celui-ci : « Tout au long de l’existence, l’Esprit Saint nous donnera de reprendre la route et d’aller, de commencement en commencement, vers un avenir de paix » 2.
Le travail spirituel ne consiste pas à embrigader des êtres humains dans des institutions ou des savoirs qui prétendraient le dispenser de toute aventure personnelle, mais à éveiller en chacun ses capacités créatrices. C’est par la naissance à une attitude neuve devant la vie que l’esprit s’ouvre à de nouveaux horizons.
Bernard Ginisty
1 – Paul Ricœur : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel Mounier – Écrits sur le personnalisme. Éditions du Seuil, Collection Points Essais, 2000.
2 – Frère Roger Schutz : intervention à la fin de la rencontre européenne de Lisbonne, en décembre 2004. Ce sont les dernières paroles qu’il a prononcées publiquement.