Dans la peau de l’Étranger
Loin des clichés qui les décrivent
jouant à saute-mouton par dessus les frontières,
les reporters, quand ils ne sont pas enrégimentés,
sont considérés comme les trublions de la globalisation.
« Étrangers » trop curieux ils dérangent
dans un monde qui se ferme sur ses différences.
Fin 1959, en pleine bataille des Droits Civiques, le journaliste texan John Griffin entreprit un reportage inédit. Au prix d’un dangereux traitement de l’épiderme, il se glissa physiquement « Dans la peau d’un noir » (le titre du film tiré de son récit), afin d’éprouver la condition d’un afro Américain dans les États du Sud. Cette expérience inspira une vingtaine d’années plus tard un autre pionnier du journalisme d’investigation, l’Allemand Günter Wallraff, métamorphosé en « Ali, tête de Turc », pour vivre l’exploitation des « sans papiers » dans le bassin de la Ruhr.
Faut-il se déguiser pour aller à la rencontre de l’autre, pour percer la cuirasse de l’étranger ? Au-delà de l’admiration suscitée par la performance de ces caméléons de l’info, la polémique n’a pas cessé. En effet, aussi embryonnaire soit-il, le code de déontologie des journalistes professionnels interdit formellement de se faire passer pour un autre. Et ce pour au moins deux raisons. On ne peut à la fois revendiquer un droit imprescriptible à l’information et chercher à l’obtenir par des voies obscures. Accessoirement il y va de la sécurité des journalistes tant il se vérifie que l’alibi premier des preneurs d’otages est d’avoir à faire à des « espions ».
Comment prétendre qu’à défaut de jouer les René Caillié perçant les secrets de Tombouctou, le reporter de base, ce fantassin de l’information, endosse lui aussi la tunique de « l’étranger » ? Il suffit de le suivre, projeté dans l’inconnu par l’événement dont il est censé rendre compte. Une clarification tout d’abord. La condition « d’envoyé spécial » n’a rien à voir avec l’aventure avec un grand « A », ce voyage choisi et préparé en toute liberté, et encore moins avec le tourisme de masse, balisé jusqu’aux moindres détails. Il faut en effet avoir éprouvé la solitude extrême que ressent l’envoyé spécial, connu ou anonyme, au moment de son irruption dans la vie des autres, pour affirmer que sa condition d’« Étranger » n’est pas usurpée.
Convaincre ou séduire
Les carnets de reportages sont peuplés de visages dont les paroles se sont tues ou sont devenues illisibles. Mais on oublie volontiers, l’exaltation passée, que ces visages eurent une existence bien réelle, qu’il s’agisse de militants purs et durs de la RDA, l’ex-République Démocratique Allemande, de frères ennemis libanais, d’étudiants moscovites, d’intellectuels polonais, de casques bleus, de miliciens fous, d’enfants soldats ou d’un de ces milliers de personnages qui forment, au hasard de vingt années de reportages, la foule des gens de rencontre. On les a oubliés et l’on oublie aussi qu’à un moment donné il fallut se mobiliser pour les convaincre ou les séduire. Pour fendre l’armure de l’indifférence.
« Sans papier » mon frère, le journaliste de terrain est comme toi un ectoplasme transparent lorsqu’il débarque seul, sans caméra, armé de son ordinateur portable (le substitut du stylo d’autrefois) et d’un budget compté au plus près serré. Quant au viatique de sa carte de presse il y a beau temps qu’il fluctue au gré des aléas de la mondialisation et des cours de la Bourse ! Ce n’est même pas une garantie absolue. Ainsi, il fut un temps où il était impossible de survivre à Mogadiscio, capitale de la Somalie dévastée, avec une autre monnaie que le dollar. Tant pis pour les journalistes qui avaient misé sur l’Euro ou le Franc suisse. Ils avaient l’infortune de ne pas être de couleur verte…
Avec de l’argent et des relations, on peut acheter un droit de passage, obtenir une accréditation pour suivre un événement. Ce n’est pas suffisant pour renverser les barrières de la méfiance. Qu’il soit en reportage en terre inconnue ou en cavale sur nos côtes « l’étranger » éprouve l’urgente nécessité d’aller au-devant de ceux qui l’ignorent ou pire qui les rejettent. En l’absence du réseau de solidarité qui les protège, les « sans papiers » de Calais ne pourraient pas se maintenir. Sans pouvoir de sympathie, il n’y a pas de reportage possible en milieu hostile.
Le mur des incompréhensions
Un vieux dicton a longtemps fait flores dans la profession. Il dit en substance qu’un journaliste qui n’a pas de chance ne sera jamais un bon journaliste… Je n’en crois rien. La chance n’a rien à voir avec la force de persuasion d’un Albert Londres capable par son témoignage de faire fermer le bagne de Cayenne.
C’est au prix d’un mélange de volonté, de curiosité et par-dessus tout d’humilité face à la différence, à la générosité inattendue, que se produisent des étincelles qui sont autant de petits miracles. Par exemple ce repas offert à Cracovie dans la Pologne sous le régime de l’« état de guerre » de Jaruzelski, collation engloutie avec une parfaite inconscience, pour découvrir que notre hôte, un ingénieur au chômage, avait fait la queue pendant trois heures pour ce modeste bifteck. Il suffit parfois d’un regard. Tel celui échangé avec un soldat égyptien terrorisé au lendemain d’un raid meurtrier des islamistes à El Assiout, dans le sud de l’Égypte. On venait d’assassiner le président Anouar el Sadate (1981) et ce bidasse aux abois était prêt à tirer sur n’importe qui comme j’aurais été tenté de le faire dans mon ancienne condition de 2e Classe en Algérie. Est-ce que nous nous sommes compris ? Brusquement il a détourné son arme et nous nous sommes quittés sans un mot. Étrangers mais si proches.
Par l’intensité des situations qu’il aborde, le reportage est l’observatoire privilégié d’un paradoxe inquiétant : plus le monde rétrécit et plus les motifs d’incompréhension se multiplient. Il n’y a pas si longtemps nos illustres prédécesseurs, les Joseph Kessel, les Pierre et Renée Gosset, arpentaient la planète, armés de leurs certitudes. On allait à « l’étranger » comme on partait en mission et on se prend à rêver en relisant les mémoires de Robert Guillain, qui couvrit l’Extrême-Orient pendant plus de trente ans pour « Le Monde ». Il raconte comment il lui avait suffi, en 1937, de pousser la porte de l’agence Havas à Paris pour obtenir son billet pour le Transsibérien et la guerre sino-japonaise, muni de cette curieuse recommandation : « Si vous revenez sans être devenu fumeur d’opium et sans avoir attrapé la vérole vous serez un homme... » (extrait de « Orient Extrême », Une vie en Asie, par Robert Guillain, aux éditions Le Seuil).
Rendons lui justice, Robert Guillain ne s’installa pas longtemps dans l’attitude du passager de luxe qui, depuis son wagon Pullman, contemplait les foules en guenilles massées sur les quais de gares de Sibérie, sans soupçonner un instant qu’il s’agissait des « Zeks » en route pour le Goulag. Étranger au sein de l’Empire du Soleil Levant, il consacra l’essentiel de sa vie professionnelle à percer l’âme du Japon et fit tant et si bien qu’il mérita le titre honorifique de « Guillain San ».
Un monde qui se ferme
Il ne faut plus seize jours de train pour parvenir sur les rives du Pacifique au bout de l’Asie, mais le dépaysement est au moins aussi grand lorsqu’il s’agit de démêler, à deux heures de vol de Paris, l’écheveau de la guerre des Balkans. Jamais je ne me suis senti autant « étranger » qu’aux portes de Vukovar (automne 1991), paisible cité du Danube pilonnée par l’artillerie serbe pendant 87 jours, sans parler de Sarajevo. Un concentré de haine et de fureur. Et je n’ai pas su quoi dire au jeune Bosniaque rescapé du massacre de Srebrenica (8000 exécutions par les troupes du général Mladic en juillet 1995) auquel les femmes en pleurs massées aux bords des pistes de l’aéroport de Tuzla demandaient des nouvelles de leurs maris et de leurs frères.
Au siècle de la communication, le mur qui sépare les peuples est plus élevé que jamais. Nous-mêmes ne sommes pas indemnes. Se souvient-on, par exemple, à quel point il fut difficile de faire admettre à une opinion de tradition laïque que Lech Walesa, le héros de « Solidarnosc », pouvait arborer sans se déjuger l’insigne de « la vierge noire » de Czestochowa. Nous n’avons rien compris non plus au message véhiculé par l’ayatollah Khomeiny lorsque nous l’avons accueilli les bras ouverts à Neauphle-le-Château !
Les obstacles les plus tenaces sont ceux qui sont hérités de la tradition, de la religion et de l’histoire. Aux heures les plus sombres de la Perestroïka alors que le bateau ivre de l’URSS prenait eau de toutes parts, nos contacts moscovites n’avaient qu’une parole à la bouche : « Notre fierté c’est notre culture… ». Le désastre était consommé, mais les camarades journalistes péroraient encore à l’unisson : « Le seul partenaire qui nous vaille c’est l’Amérique de Reagan… ». Malheur à « l’étranger » qui se risquait à mettre en doute l’immortalité de l’âme russe telle qu’elle se perpétue au pied de la statue de Pouchkine, l’idole de la jeunesse.
Si les cartes de la puissance politique ont été rebattues à l’Est, elles l’ont été également à nos dépens. Ni la France ni l’Union européenne n’offrent aujourd’hui les sauf-conduits dont disposait à volonté ce cher Phileas Fogg pour son tour du monde. Isolé, critiqué par les gouvernements censés le protéger, tributaire du bon vouloir de ses hôtes, le journaliste trop curieux est, de plus en plus souvent, traité en indésirable ou en monnaie d’échange. Résultat : la carte noire du refus d’informer ne cesse de gagner du terrain.
Jean-Paul Kauffmann, Michel Seurat mort en détention et les otages français du Liban ont été parmi les premiers à payer le prix de ce durcissement. Vingt-cinq ans après, le bilan établi chaque année par « Reporters sans frontières » ne cesse de s’aggraver. Deux envoyés spéciaux de France 3 en Afghanistan sont actuellement entre les mains des Talibans. Forcer les portes d’un monde qui se ferme à « l’étranger » est un pari de plus en plus dangereux. Il n’est surpassé que par le quitte ou double des voyageurs sans bagages qui, la nuit venue, tentent leur chance à Calais en se glissant sous les rames d’un Eurostar…
Jean-Pierre Zehnder
Ancien grand reporter à L’Est
Républicain